J’ai rencontré June en juin. Papa, Maman, j’ai rencontré June en juin.
J’ai rencontré June en juin et je crois bien qu’il n’y avait qu’elle au monde, ce
jour-là. Je crois même que le monde fut créé uniquement pour elle, pour
qu’elle brille, pour qu’elle puisse aimer. Je dis cela parce que je ne voyais pas
ses mots. Quand elle parlait, il n’y avait que son visage, que sa beauté, pas les
lettres de ses paroles.
J’ai rencontré June en juin et c’est la seule qui ait vu Raf’ en moi. Raf’ n’est pas
Raphaël. Raphaël est « Asperger », un « aspi » comme dit la voisine MariePierre, en chuchotant comme si c’était honteux et en riant de médisance avec
ses amies. Raphaël ne reconnaît pas les différentes expressions de visages des
humains. Il ne reconnaît pas non plus s’ils sont des hommes ou des femmes ;
mais ça, il ne l’a jamais dit à personne parce que ça les blesserait trop, ils ont
l’air d’y être tellement attachés. Raphaël est aussi synesthète. Il voit les mots
prononcés. Ils s’écrivent d’eux-mêmes, en caractères d’imprimerie, dans l’air,
un peu au-dessus du niveau de ses yeux. Raphaël a peur, parce qu’il ne
comprend pas le monde, ni les gens. Il sait beaucoup de choses, parce qu’il
retient facilement ce qui est écrit, et toutes les choses dites sont
immédiatement écrites. Mais il ne sait pas s’expliquer, lui. Ce qu’il a dans la
tête, ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Tous les mots dont il dispose lui échappent
dès qu’il doit leur donner vie avec sa voix. Mais Raf’ est différent. Raf’ c’est moi,
vraiment. Et moi, je comprends les émotions de June, je sais qu’elle est une fille
— même si je m’en fiche toujours —, je ne vois pas ses mots et, surtout, je trouve
les miens. Pour dire autant de choses importantes que de choses insignifiantes,
et je ne trouve pas ça bête, de dire des choses insignifiantes.
J’ai rencontré June en juin et c’est ma première véritable amie. Avant que
June n’entre dans ma vie, j’étais seul. Parce que je ne parle pas leur langage,
parce que je ne joue pas comme eux, les enfants de l’école et les adolescents
cruels du collège et du lycée me rejettent. Je ne cherche pas vraiment leur
compagnie, parce qu’ils ne sont pas intéressants, pour moi. Ils ne veulent pas
écrire avec moi, ils ne veulent pas écouter de musique sans paroles. Mais
surtout ils ont des mots. Je les vois tous écrits et je n’en comprends que la moitié.
Ils ne comprennent pas pourquoi je ne ris pas aux blagues, pourquoi j’ai
toujours les yeux dans le vide, les sourcils froncés et l’air concentré. Je sais
exactement à quoi je ressemble quand je parle à des gens, parce que Maman
prend beaucoup de vidéos de moi. Je sais que tu aimes ton fils, Maman, mais
moi, j’ai honte de Raphaël. Ils ne comprennent pas, alors je leur fais peur. Mais
eux aussi, ils me font peur. Ils crient et leurs mots s’écrivent en capitales. Et puis
surtout, échanger, écouter d’autres personnes me demande trop d’effort. Je
dois lire, je ne peux pas ignorer leurs mots écrits, sinon j’ai du mal à comprendre
ce qu’ils disent. Alors je ne regarde plus les visages et je ne peux pas saisir les
codes que j’ai appris sur les émotions humaines. Oui, Papa, Maman, je
m’éloigne volontairement des autres parce que leur présence me donne mal
à la tête. Non, si je mets mon casque pour écouter de la musique, ce n’est pas
parce que je m’ennuie, c’est parce que j’ai mal à la tête à force de lire. Mais
avec June, c’est différent. Quand June parle, je ne vois pas ses mots, alors, je
peux la regarder. Et June est belle et heureuse. Toujours, lorsqu’elle est avec
moi. Elle me comprend. Elle seule sait quand j’ai besoin de silence. Elle se tait
naturellement et n’est pas gênée. Elle parle vite, mais je comprends. June est
l’amie parfaite.
J’ai rencontré June en juin et il faisait beau. C’était le 1er juin, au lycée. Dans
la cour, ils couraient tous, ils criaient et j’avais mis Django pour ne plus voir leur
« AAAAAAHHHHH » flotter au-dessus de mes yeux. Je regardais courir Milo. Il
était dans ma classe. Il était blond, bouclé. Il était gentil avec moi. J’avais bien
comparé son sourire avec celui des images que le psychologue m’avait
données et j’avais compris, dès le début de l’année, qu’il n’était pas
« ironique », ni « méprisant », mais plutôt « amical » ou « bienveillant ». Mais
surtout, Milo était beau. Son visage délicat, ses grands yeux noisette, ses sourcils
fournis, ses longs cils, le duvet sur ses joues lui donnaient un air de chérubin qui,
pour moi, le classait parmi les innocents et les « gentils ». Il ne se moquait jamais
de moi. J’aimais bien Milo. J’aimais regarder Milo. Il me faisait de temps en
temps un signe de la main, quand ses copains ne regardaient pas. Je crois qu’il
avait peur qu’ils ne le frappent, comme ils faisaient avec moi, quand quelque
chose ne leur plaisait pas. Ils m’avaient déjà tapé la semaine d’avant, parce
que j’avais dit à Milo que je l’aimais bien. Je vous ai menti, quand j’ai dit que
j’avais pris un coup de sabot au centre-équestre. J’ai menti aussi à Milo. Je
crois bien que je l’aimais, tout court. J’avais beaucoup lu sur l’amour et ça y
ressemblait. J’avais le ventre qui s’envolait quand je le voyais, je pensais à lui,
son image ne me quittait pas, et ses mots étaient simples à lire. Mais je crois
que Milo ne m’aimait pas comme ça. Gary, en primaire, avait dit : « Un garçon
ne peut pas aimer un autre garçon ! » et tout le monde avait l’air d’approuver.
Or, si l’on en croit les autres, Milo était un garçon. Et j’étais un garçon. Alors, je
ne pourrais pas aimer Milo ? Mais pourtant, je l’aimais ! C’est ça que je pensais,
en écoutant Django, quand j’ai aperçu June. Elle est entrée dans la cour,
regardant autour d’elle comme une reine admire son royaume. Elle était chez
elle partout où elle allait. Elle s’installait, comme le printemps, et elle faisait
fleurir la vie autour d’elle. Elle réchauffait le coeur de quiconque croisait son
regard, comme un rayon réchauffe la peau exposée et en change la couleur,
la magnifie. Elle est entrée, petite et fine, blonde, un foulard sur la tête, comme
une princesse pirate, un débardeur qui laissait voir ses épaules à peine
pointues. Sur l’épaule droite, elle portait une Croix de Lorraine tatouée. Avant
cela, je n’avais jamais compris pourquoi les gens tenaient tant à se faire des
dessins sur le corps. Mais ce tatouage avait un sens. Et l’un des plus beaux. June
était une Résistante, une combattante, elle était libre. Elle portait aussi un short
noir qui laissaient voir ses cuisses musclées et un peu abimées, parsemées de
cicatrices et griffures, de quelques hématomes. À ses pieds, des chaussures Dr.
Martens rose complétaient un style qui choquaient les clones crieurs. J’avais
envie de lui parler, de la connaître, je voulais connaître sa voix et ses mots.
J’ai rencontré June en juin et elle était la première personne digne d’intérêt
que je rencontrais.
J’ai rencontré June en juin et ce premier jour de juin, elle est venue me parler.
Tout le monde lui souriait, et elle souriait en retour, mais elle n’allait vers
personne. Mais quand j’ai enlevé mon casque — sans vraiment m’en
apercevoir, d’ailleurs —, elle s’est plantée devant moi, a amarré ses yeux aux
miens et m’a dit :
– Salut ! Moi c’est June ! Je suis nouvelle et on m’a dit d’aller voir le CPE. Estce que tu pourrais m’indiquer son bureau ?
Je suis resté là, la bouche entr’ouverte, les sourcils même pas froncés et les
yeux qui voyaient au fond d’elle. Je ne voyais pas ses mots. Il n’y avait rien dans
l’air. Pas de lettres d’imprimerie, pas de petits caractères fantômes qui me
brouillaient la vue et l’esprit. J’ai entendu sa voix et elle a fait sens directement.
Raphaël était perdu, parce que Raf’ était sur le point de naître.
– Je m’appelle Raphaël.
Il y a eu un silence, parce que je ne savais pas quoi dire d’autre. J’ai eu très
peu de conversations dans ma vie et celle que j’ai avec vous sont logiques,
toujours utiles. Mais elle attendait. Que je sache, que je pense, que je dise. Elle
attendait patiemment, ne lâchait pas mon regard, ne levait pas les yeux au
ciel, ne soupirait pas, ne tournait pas les pieds, ne se déhanchait pas sur place.
Elle m’attendait, moi.
– Salut Raf’ !
Elle avait dit ça pour m’aider, pas pour m’embêter. Raf’, c’était moi. Cette
personne qui entendait et comprenait immédiatement, qui savait
instinctivement qu’elle était heureuse et qu’elle m’attendait, qu’elle
s’intéressait à moi. Je compris d’un coup que je n’avais pas besoin de réfléchir
pour être en sa compagnie.
– Le bureau du CPE ? Tu peux me suivre, je sais où il est.
– Super !
Et elle m’a suivi.
J’ai rencontré June en juin et je lui ai fait visiter le lycée. Mon coin de la cour,
les professeurs que j’aimais bien parce qu’ils étaient gentils avec moi ; les
élèves que je n’aimais pas parce qu’ils étaient méchants avec moi. Elle
fronçait son petit nez et ses sourcils épais quand je lui parlais de la méchanceté
des garçons et des filles de notre classe. Parce que June était dans ma classe.
C’était bien de l’avoir près de moi en classe, parce qu’elle m’aidait. Le midi,
elle a mangé avec moi. Comme tous les autres midis de juin. Parce que June
ne me quitterait plus. Elle était ma meilleure amie, désormais, et ça voulait dire
qu’elle ne quitterait plus.
– Tu sais, moi non plus, les gens ne m’aiment pas.
– Toi ?
– Tu trouves ça plus étonnant qu’on ne m’aime pas moi plutôt qu’on ne
t’aime pas toi ?
– Oui.
– Tu ne devrais pas.
– Pourquoi ils ne t’aiment pas les gens ?
– Parce que je suis trop libre pour eux. Parce que je fais ce que je veux. Parce que j’ai le plaisir pour devise. Mais toi, tu t’en fiches, non ?
– Je n’ai pas les codes de la société humaine, alors j’imagine que oui.
Et June avait ri. J’avais fait rire June. Elle ne riait pas de moi, elle riait par moi.
Avec une joie vraie et profonde. J’étais capable d’être drôle.
J’ai rencontré June en juin et vous aussi. Le samedi après-midi suivant, elle est
venue frapper à notre porte et vous a dit :
– Je viens chercher mon ami Raf’!
Vous l’avez regardé de haut en bas, avez louché sur ses chaussures rose, sur
ses jambes nues, sur sa grande chemise à fleurs un peu ouverte, qui laissait voir
un sein et son nombril, quand elle bougeait un peu. Mais vous m’avez vu sourire
et vous m’avez laissé partir. Et la vie de Raf’ a commencé. June et Raf’ sont
allés se promener dans Paris. Nous sommes montés sur un toit pour manger le
pique-nique qu’elle avait apporté. Nous avons parlé de la Résistance. Elle en
connaissait un rayon, peut-être même plus que moi ! C’était super d’en parler
avec elle. Nous avons parlé des derniers livres que nous avions lus. Elle aussi,
lisait beaucoup. Notamment de la littérature sur la piraterie, et dans ce
domaine aussi, elle s’y connaissait beaucoup.
– Quand j’étais petite, on vivait dans la montagne, avec mes parents. Mon
jardin, c’était la nature.
– Ça devait être magnifique !
– Ça l’était. Je voudrais y retourner.
– Tu ne peux pas ?
– Non. Mes grands-parents se sont opposés à mes parents : ils ont dit que je
devais revenir en ville, près d’eux, pour passer le bac. Je pourrai y
retourner quand je serai majeure. Mais en attendant, je ne veux pas
m’intégrer ! Je veux vivre ma propre vie et avoir ma propre liberté ! Et toi
et moi, on va créer notre monde. Où il n’y a que le bonheur et le plaisir.
Nous avons entrechoqué nos poings et souri. Toute la journée, nous avons
traversé Paris par les toits, nous cachant des passants, ne parlant pas toujours,
nous tenant la main, riant beaucoup, caressant les chats qui faisaient la même
chose que nous. Quand le soir est tombé, June m’a demandé :
– Tes parents te laisseraient dormir chez moi ?
Oui, vous m’avez laissé. Mais les soirs des semaines suivantes, vous ne saviez
pas que je sortais sans vous le dire.
J’ai rencontré June en juin et nous n’avons pas beaucoup dormi ce mois-là.
Nous restions chez elle, dans sa chambre, à rire beaucoup, parler un peu, lire
et commenter les meilleurs livres de sa bibliothèque, écrire et partager des
textes et des poèmes. Les mots, avec elle, devenaient de vrais alliés, mes amis.
Ils devenaient beaux et faciles. Ceux des autres aussi. C’était sûrement ce
qu’elle m’a apporté de plus magique. Oui, je lisais plus vite les paroles écrites
des autres et je comprenais plus rapidement leurs paroles orales. En somme, je
devenais presque normal. Mais nous sortions aussi. Les rues de Paris étaient à
nous. Les bars aussi. June payait pour moi partout où nous allions. Elle n’a jamais
voulu me dire pourquoi, ni comment elle avait tout cet argent.
– L’argent n’existe pas dans notre monde, Raf’ !
Et elle avait raison. Tout était gratuit. Nous nous fichions des convenances. Elle
sortait à moitié nue et mes bras lui servaient de manteau. Je ne parlais presque
pas aux gens autour de nous. Mais elle était là pour créer la frontière qui nous
isolait de la société humaine. Elle tournoyait avec génie autour de nous deux
et formait une bulle où tout nous arrivait tamisé, étouffé, assourdi. À l’intérieur
de notre monde parfait, rien ne nous atteignait. Nous étions uniquement deux,
uniques. Nous nous suffisions. C’est pour ça, Papa, Maman.
J’ai rencontré June en juin et beaucoup d’autres personnes, aussi. Vous n’avez
rien su. Vous n’auriez pas compris. Le plaisir était notre devise. Tous les plaisirs
étaient notre devise. June avait deux chambres. June faisait entrer dans notre
bulle ses amants et ses maîtresses. Elle m’aidait aussi à faire entrer des amants.
Le premier dansait à Saint-Michel dans un bar de Jazz. Il ressemblait beaucoup
à Milo. C’est pour ça que je l’ai vu. Que je l’ai regardé. Il m’a vu, aussi. Il souriait,
de la façon dont les partenaires de June lui souriaient. Il a dansé avec moi. Il
parlait peu, c’était facile. Nous sommes rentrés tous les quatre, dans le flou du
bonheur et de la nuit. Et je me suis retrouvé seul avec Gabriel. Deux archanges
dans la nuit, nous étions éclairés d’un rayon de réverbère qui filtrait par la
fenêtre, comme un projecteur qui disait notre caractère divin, comme si la
lumière était complice de notre acte de liberté, de la libération de notre plaisir,
de notre envolée orgasmique. Ce petit faisceau me suffisait à admirer mon
grand amour d’un soir. Il était délicat et mince, musclé et doux. J’aimais ses
tétons foncés dressés, le chemin de poils entre son nombril et son pubis. Tout
chez lui était gracieux. Tout chez moi était brûlant. J’étais maladroit, il était
indulgent. Je reconnaissais sur son visage les émotions que je ressentais. Je crois
bien qu’il me trouvait touchant, parce qu’il riait doucement. Cette nuit-là, je
suis devenu grand. J’avais toujours eu l’impression d’être un enfant, avant. Je
n’avais pensé à l’amour que de loin, je n’avais ressenti que des plaisirs amortis.
Mais ça, cette nuit, ce mois, c’était la vraie vie. D’autres garçons ont suivi.
Combien ? Je ne sais pas. Mais ce que j’ai su, c’est que des « garçons »
pouvaient aimer des « garçons » et que des « filles » pouvaient aimer des
« filles ». J’étais toujours attiré par les mêmes, des qui ressemblaient à Milo. Qui
restait d’ailleurs dans mes pensées. Je le regardais toujours au lycée, je
m’attendrissais devant ses moindres gestes. Maintenant que je m’en sentais
autorisé et que j’avais June pour en parler, mon béguin s’était accentué.
J’ai rencontré June en juin et c’était mon amie. Une fois, nous étions assis par
terre dans sa chambre, une nuit où j’avais fait le mur. Nous étions côte à côte.
Nous regardions dans le vide parce que je lui avais raconté ce que c’était
d’être Raphaël, d’être Asperger, de ne pas comprendre le monde. Elle m’a
pris la main. J’étais bien. Et puis nous avons tourné la tête. Nous avons fermé
les yeux et franchi lentement, peut-être même en cinq minutes, les centimètres
qui nous séparaient. Nous avons échangé un long baiser. Puis nous nous
sommes séparés. C’était étrange. Est-ce que c’était bon ? Pas vraiment.
C’était comme s’embrasser soi-même. Néanmoins, je dois bien avouer que je
n’avais jamais eu de lèvres si douces, de langue si chaude contre ma bouche.
Un fou rire nous a pris.
J’ai rencontré June en juin et vous devez la détester. Elle a fait de votre petit
garçon tranquille et « malade » un jeune homme trop libre. Ce qui était bien ce
mois-là, c’était de ne pas se sentir petit. Nous n’avions plus seize ans, nous en
avions vingt. Personne n’osait remettre en question cet âge osé que nous
affirmions. Nous nous sommes faits des amis fortunés. Dans leurs soirées, dans
leurs grands et beaux appartements, nous avons beaucoup essayé. Dans
notre univers du plaisir, il fallait faire entrer tout ce qui était susceptible de griser.
Nous avons pris quelques drogues, sans jamais se fixer, parce qu’il ne fallait pas
faire entrer le malheur et les problèmes. Je crois que j’ai préféré l’opium.
Drogués, nous étions comme les autres. Ou plutôt, les autres étaient comme
nous. Tout le monde était heureux et prenait du plaisir. Ils habitaient chez nous.
Je dis toujours nous, parce que nous sommes comme une même personne.
J’étais apprécié, mais je restais un peu isolé. Parce que même si June avait
facilité mes rapports aux autres, je n’étais pas exactement devenu sociable.
Je m’accrochais à June comme à une bouée de sauvetage et elle ne me
lâchait pas.
J’ai rencontré June en juin et le soleil aussi. Nous avons, chaque fois que nous
le pouvions, regardé avec passion les levers et couchers de soleil,
applaudissant chaque fois qu’il franchissait l’horizon. C’est dans un de ces
moments-là que nous avons eu la conversation décisive.
– C’est quoi ton rêve, Raf’ ?
– Avant, c’était d’avoir un ou une ami-e. Aujourd’hui… La plage. Y passer
une nuit ? Bercé par le bruit des vagues. Quand j’étais enfant, je faisais
des crises de panique parce qu’avant de savoir lire, je ne comprenais
pas quand on me parlait. Et la seule chose qui me calmait, c’était de
regarder ou d’écouter le bruit des vagues.
– Alors on va y aller. On va fêter la fin des cours. On ira ce weekend.
– Je ne sais pas si mes parents seront d’accord…
– Raf’… Tu as passé deux nuits par semaine chez toi ces trois dernières
semaines, sans le dire à tes parents.
– Mais un weekend entier ! Ils vont s’inquiéter.
– Pourquoi ? Tu es grand.
– Oui, mais… tu sais…
– T’es « aspi » ?
– Superbe imitation de Marie-Pierre.
– Merci.
– Oui.
– Pas avec moi, pas dans notre monde.
Alors nous avons pris nos billets pour une ville normande et nous avons filé sur
la plage. J’imagine comme vous avez dû avoir peur. Je ne suis pas désolé. Je
suis triste pour votre douleur. Mais je ne regrette pas. J’ai rattrapé en un mois
seize ans de vie.
J’ai rencontré June en juin et la plage aussi. Nous avons dansé et ri. Nous avons
fumé du cannabis alors nous avons flotté sur les rebords de notre bulle, nous
avons volé jusqu’aux étoiles. La lune nous éclairait de toute sa rondeur,
semblait déjà enceinte de nouveaux anges.
J’ai rencontré June en juin et j’ai accepté le breuvage qu’elle m’a tendu.
– Tu as peur ?
Alors j’ai compris. Qu’après la vie, il y a autre chose. Que la bulle avait tant
gonflé qu’elle devait crever. Et nous avec.
– Non, je n’ai pas peur.
– Tu comprends ?
– Oui.
– Tu comprends, je veux n’avoir rien vécu de plus beau que ce moment.
J’ai acquiescé. Oui June, j’ai compris. Alors, Papa, Maman, je vous ai écrit
cette lettre. Pour que vous aussi vous compreniez. Que vous me pardonniez.
Parce que rien n’aurait dépassé le bonheur que le mois de juin m’a fait
ressentir. Parce que June devait mourir en juin et parce que je n’aurais pas pu
continuer à vivre sans June. Parce que je n’aurai jamais Milo. Parce que je ne
serai jamais normal. Parce que notre monde s’accomplit tout à fait dans notre
mort. Parce que je ne veux pas vivre seul dans ma tête. Parce que même June
ne peut pas y être. Je dois y aller, la lune m’appelle, m’attire vers elle avec les
vagues. Je vais me noyer une dernière fois, dans les bras de l’astre blanc.
J’ai rencontré June en juin et la mort aussi.