L’attente

Olia se réveille. Il est enfin 2050. Elle attend ce moment depuis six-cents ans. Elle a tant espéré, tant senti le temps passer le long de son coeur, qu’elle a décidé de compter en heures les années. Elle emménage aujourd’hui dans ce petit appartement discret d’une rue du Nouveau Paris, dans le 30e arrondissement. Au milieu des citronniers et des glycines, elle entend des oiseaux chanter jour et nuit. Elle a passé l’hiver à se préparer, à retrouver son apparence, à rassembler leurs souvenirs, pour arriver à ce moment. Assise à la fenêtre, ses ailes couleurs de nuit enroulées autour de son corps comme une robe, elle observe. Un enfant joue avec un veau blessé. Il a changé, le monde, depuis sa dernière vie humaine. Elle a préféré dormir ces dernières dizaines d’années, épuisée de son errance solitaire sur Terre. Sa peau scintille dans les rayons du soleil, et les motifs sur ses bras se reflètent sur le mur comme autant d’ombres rassurantes. Elle restera ici et attendra.

Olia lit pour se distraire un livre de trois mille pages. Son sommeil si long était secoué de cauchemars. Elle revoyait cette scène qu’elle n’a jamais pu oublier, qui a continué de lui faire mal pendant six-cents ans. Zéa sur le bûcher. Brûlée vive en place publique. Les hommes du village ravis devant ses cris d’agonie, sa chair consumée, ses cheveux disparaissant en volutes de fumée, son cœur pur souillé de suie. Elle n’aurait pas pu conserver sa forme. Olia pleurait si fort, cachée dans l’écurie du riche marchand. Au dernier moment, Zéa avait trouvé la force de lui siffler, dans ce langage qu’elles seules peuvent comprendre :

– On se retrouve en 2050…

Puis elle avait disparu dans un cri. 

Olia avait essayé de se détourner de ces images, de remplir sa longue attente. Mais la distraction ne peut rien quand on a vu s’embraser son unique amour. Aux nuits tombées, Olia sort pour aller glaner des fleurs et des feuilles pour ses tisanes, des légumes pour ses soupes, des fruits pour ses collations. Le quartier, le dernier avant le Nouveau Bois, est calme et harmonieux, elle sait qu’il plaira à Zéa. Peut-être iront-elles parfois dans le quartier d’à côté, plus urbain, avec son canal et ses terrasses, se mêler à la foule qui rit et danse, accompagnée par des musiques improvisées. Elle rêve. Elle attend.

Elle lit, elle décore l’appartement de fleurs et de branches, elle se promène sous les étoiles. Elle craint chaque fois de quitter son nid, elle a peur que Zéa apparaisse sans qu’elle puisse l’accueillir. Mais elle s’oblige à sortir, pour connaître ce monde nouveau où Zéa l’a convoquée, pour renouer avec ce corps qu’elle a quitté il y a trop longtemps. Et puis elle fuit, aussi. Depuis son installation, elle sent que son esprit tourne trop en rond. À chaque coin de pensée, quand elle atteint ce point d’amour particulier, elle se sent observée. C’est présent près d’elle partout dans l’appartement. C’est une sensation persistante d’un poids sur ses gestes. C’est la certitude qu’un rire moqueur se cache quand elle fait une erreur avec ce corps qu’elle réapprend. C’est inquiétant le jour mais un peu rassurant la nuit, parce qu’elle sent qu’on veille sur elle. C’est une présence qu’elle ne reconnaît pas tout à fait. Petit à petit, la présence se matérialise : une chaise est tombée pendant qu’elle faisait sa toilette, son marque-page a changé de page, les araignées se raréfient, les abeilles fuient sa fenêtre. Cette présence se fait l’écho des pensées d’Olia. Elle s’entend comme en double dans sa tête, comme si elle était sa propre compagnie. Une brise souffle quand elle a chaud, s’en va quand elle a froid. Elle se demande si Zéa a trouvé le moyen de revenir. Peut-être comme ça ? Comme un fantôme ? Olia pleure en y pensant. Elle a tant attendu. Elle attend encore.

Elle reprend son livre à l’endroit où le marque-page s’est déplacé. Elle sourit, le signe est presque trop évident. La page 2050. Est-ce ici que Zéa se cache ? Mais rien ne se passe dans ces phrases qui se succèdent. Aucun mot n’arrête son regard. Olia perd un peu espoir et passe plusieurs jours à regarder le ciel par la fenêtre. Le printemps passe, les jours rallongent, l’air devient chaud. L’été, c’était leur saison. Zéa courait dans les forêts et les clairières, nageait nue dans les rivières. Olia entendait son rire fou, son hurlement avec les loups sous la lune qui la rendait si belle, donnait à son corps comme une aura bleutée. Ici et aujourd’hui, elles pourraient nager dans la Seine, au Nord de la ville, là où on a laissé les berges aux animaux. Personne ne pourrait interrompre leur amour. 

Dans l’appartement, le citronnier embaume. Une branche entre presque par la fenêtre pour mettre à sa portée un fruit qui jaunit comme l’aurore. Il est si proche d’elle qu’elle en sent le goût sur sa langue. L’acidité la titille et la sort de sa torpeur. Elle prend sur les étagères un roman autobiographique écrit en 2043 et s’y plonge, faisant les cent pas dans l’appartement, mangeant les fruits qui viennent dans ses mains sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte. Elle sort toujours la nuit pour refaire ses réserves ; ces semaines à regarder couler le temps ont creusé son petit appétit. Mais elle ne vadrouille plus comme au début, elle en a perdu le goût. Elle s’est faite à la présence, finissant par se dire qu’il ne s’agit sûrement que de sa solitude qui veut lui tenir compagnie.

Une page 2050 à nouveau : la première ligne est une réplique « Ne m’attends pas, ce soir j’emmène mes élèves regarder les étoiles ! » Olia relit plusieurs fois ces mots « Ne m’attends pas ». Un souvenir lui revient et elle voit clairement devant elle, Zéa et elle, enlacées sur une plage, en 1150, quand elles fêtaient leurs cent ans de vies, leurs cinquante ans d’amour. Prenant la tête d’Olia entre ses mains et attrapant de ses yeux dorés son regard, Zéa lui avait dit solennellement :

– N’oublie pas de ne pas m’attendre.

Tout pouvait arriver, elle reviendrait toujours près d’elle. Mais si Olia attendait, elles ne pourraient pas se retrouver. Comment a-t-elle pu oublier ? Zéa lui dirait de ne pas s’en vouloir, qu’on ne peut pas tout fixer dans sa mémoire. Mais le pouvoir d’une sorcière c’est sa mémoire, c’est son savoir, c’est être capable de les mettre en relation. Olia soupire si fort que le vent souffle dans tout le quartier. Des mésanges s’en amusent. Elle décide de ne plus attendre.

Elle part plusieurs jours loin de l’appartement. La présence la quitte immédiatement. Elle part en forêt et près de l’eau, cherchant à éviter les personnes qu’elle croise. Mais elle les observe. Et elle se rend compte qu’elle pourrait passer pour l’une d’entre eux. Les motifs qui se dessinent sur ses bras, avec lesquels elle est née, ne sont plus une honte, elle n’a plus à les cacher, aujourd’hui, dans un monde où toutes les nouvelles lois visent à éradiquer les normes. Elle voit des femmes, des hommes, des autres, avec diverses parties du corps décorées, comme une meilleure manière de s’incarner. Elle décide de se mêler à la foule en entrant sur un marché. Des passantes lui sourient, les marchands la saluent, une petite fille la regarde fascinée. Il y a quelque chose d’apaisé dans cette humanité qui a tout traversé. Olia revoit par flashs les vies humaines qu’elle a menées, ces apparences qu’elle a revêtues. Certaines lui ont longtemps manqué. Mais aujourd’hui, elle est frappée par l’évidence : ses quelques existences humaines n’ont pas disparu, elles ne résident pas non plus dans sa seule mémoire. Elles sont inscrites quelque part dans la mémoire collective humaine, dans ce temps qui s’attache à elle. Elle a peut-être survécu à l’Histoire individuellement, mais ces personnes qui se promènent et se rencontrent aujourd’hui sur ce marché portent en leur sein la mémoire des vies passées, des vies de leurs ancêtres. S’ils sont aussi sereins aujourd’hui, c’est qu’ils ont instinctivement conscience de tout ce qu’a été l’humanité. Ils ont dépassé ces temps du conflit infini. 

En revenant à l’appartement, elle se mêle aux habitants de sa rue, qui l’emmènent au Conseil de Quartier, pour décider collectivement du meilleur matériau pour construire une piste cyclable qui reliera l’arrondissement au reste de la ville. Elle y donne aussi des conseils à un foyer en difficulté, et propose d’aider à soigner celles et ceux que le Quartier recueille. Elle sent qu’elle fait déjà partie du groupe, qu’on n’attendra d’elle que ce qu’elle pourra donner. Elle quitte son isolement. Elle a cessé d’attendre.

Olia sort toujours la nuit. Elle sait maintenant que tout ce qui est cultivé dans le quartier est à la disposition de la collectivité et qu’elle a donc le droit de se servir. Au cours d’une de ces nuits, elle fait une rencontre. Une chatte noire ronronne à ses pieds et la suit d’arbres en jardins. Olia la caresse et rigole. Ça lui fait du bien d’avoir enfin, après tant de temps passé enfermée dans la solitude de son sommeil, quelqu’un à qui parler de Zéa, sans avoir besoin d’expliquer. La chatte hésite au moment d’entrer dans l’appartement. Mais Olia insiste, elle veut accueillir son amie chez elle. Elle a besoin de retrouver sa voix, celle qui a rendu Zéa amoureuse. En six cents ans, elle s’est efforcée de ne pas changer, pour être intacte au moment de retrouver son amante. Mais sa mémoire des sons n’est pas bonne et ses multiples métamorphoses lui ont fait oublier certains détails. Son corps en garde les traces, elle sait qu’une oreille humaine n’entendrait aucune différence. Mais sa Zéa aux oreilles de chatte, détectera tout de suite une intonation différente, un ultrason absent. Elle nomme la chatte Speranza et passe plusieurs semaines à s’entraîner à lui parler, lisant à voix haute ses livres et récitant ses souvenirs pour, le jour venu, pouvoir saluer Zéa avec les plus belles paroles d’amour. Speranza l’écoute, miaule de temps en temps pour l’accompagner. Avec appréhension, Olia siffle à nouveau. Au bout d’un mois, elles se comprennent. Au début de l’automne, Speranza suit toutes les indications d’Olia, va voir les enfants tristes, apporte à la voisine alitée des plantes qu’Olia a sélectionnées, monte à l’arbre pour observer de plus près les oiseaux. 

Olia commence à se dire que Zéa ne reviendra pas. Qu’elle n’a pas trouvé comment le faire. Elle voit l’automne avancer et pense que Zéa est venue, qu’elle l’a vue et qu’elle a été trop déçue pour venir à sa rencontre. Elle ne l’attend plus, elle l’espère, elle commence à souffrir d’une absence qu’elle s’imagine éternelle. Elles se sont jurées l’amour fidèle, celui qui traversera les âges, celui qui traversera les temps. La Terre exploserait qu’elles pourraient s’aimer encore, tant ce lien est puissant chez les sorcières. Elle lit un livre sur l’Histoire des femmes. Elle pleure au chapitre des sorcières immolées. Nue, Speranza sur le ventre, elle s’autorise les sanglots déchirants qu’elle avait enfouis. Sa culpabilité refait surface. C’est à cause d’elle que Zéa n’a pas pu vivre auprès d’elle ces six cents dernières années. En 1450, alors que montait une haine contre les sorcières, Zéa l’avait priée de s’isoler. Elle voulait vivre loin du monde humain, dans des endroits où elles seraient seules, ou avec leurs semblables. Olia avait refusé. Elle voulait vivre parmi les femmes du village, leur prodiguer ses soins, leur transmettre ses connaissances sur leur corps. Mais le jeune prêtre, allant se promener dans la forêt juste derrière leur maison, les aperçut riant et s’embrassant pendant qu’elles se lisaient à voix hautes un Petit traité de magie des femmes et de la nature qu’elles écrivaient ensemble. Il les avait dénoncées publiquement. Zéa était restée en arrière pour protéger les traces d’identités de sorcières qu’elles connaissaient, enjoignant Olia à s’envoler, à fuir, à vivre. Elle pleure son erreur, sa confiance bafouée, son angoisse de ne plus être aimée. Ses ailes rétrécissent dans son dos, sa peau ne scintille plus à la lumière, le noir de ses tatouages devient moins profond. Elle se ternit. Ses larmes pèsent lourd dans ses yeux. Les nuages asséchés se remplissent de son chagrin et en trois semaines tombent des pluies diluviennes dont la Terre avait tant besoin. Enfermée dans son palais mental, elle se remémore, se recouvre de son pouvoir. Elle retrouve dans un tiroir les conditions du vœu d’amour fidèle. Il ne faut pas craindre l’autre. Elle emprunte le chemin de la sortie, revient dans son corps, ferme la fenêtre à travers laquelle le soleil et la pluie ont fait un arc-en-ciel. Elle a tant appréhendé le retour de Zéa qu’elle ne lui a même pas laissé l’espace de la rejoindre. Elle regarde avec calme et résilience Speranza, qui n’a pas quitté son ventre se transformer lentement, doucement, amoureusement, en une Zéa nue, si belle, pareille à celle de ses souvenirs.

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