Texte écrit pendant la séance du 02/04/2024.

Consigne : Chaîne de textes à partir de la citation issue de la première scène d’Antigone de Jean Anouilh « C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes. »
C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes, non ? Vous avez déjà réfléchi à ça ? Au fait que les jardins pensent, peut-être ? Et que, par conséquent, ils ne pensent pas toujours qu’à nous. Enfin nous… À eux les hommes, à nous, l’humanité.
Choisissez ou débattons.
Bref, revenons d’abord à ce qui nous occupe. Dans la journée, quand le soleil crie sur l’herbe au point de la rendre verte éclatante, le jardin cache sa beauté, tout atteint de timidité. Entendons-nous bien : il est beau, toujours, ce jardin. Mais toutes ses pensées de jardin sont pour nous. Il se range pour nous plaire si on a pris soin de lui, il nous montre le bout de son zbeul si on l’a trop négligé. Il nous dit « Viens, on est bien » ou « Occupe-toi de moi, feignasse ! » Oui c’est un jardin qui parle. La pensée implique la parole. Au moins une forme de parole. Et quand il nous voit, il pense à nous, le jardin, et il nous parle. Et alors, il perd un peu de son charme. Avant de ne pas être d’accord, attendez ! Avez-vous déjà surpris un jardin à son réveil ? L’avez-vous déjà vu sans que lui vous voie ? L’avez-vous déjà vu penser à autre chose ? Autre chose que nous, autre chose qu’eux. Un jardin qui pense d’abord à lui-même, qui était gris d’aube, qui dormait dans ses contours qui vivait sans penser, et qui se préparer doucement au jour. Dans sa routine alors il se colore ; il se pare, il se pâme, spectacle intime pour lui-même, un jardin sans histoire qui prend ses couleurs devant son miroir. Dans ces conditions, c’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes, non ? Vous voyez ce que je veux dire ? C’est beau de surprendre quelqu’un dans l’intimité de sa routine matinale. Attention, je vous vois venir, je vous incite pas à reluquer vos voisines par la fenêtre de leur salle-de-bain comme Renan Luce. Je vous propose plutôt, justement, de préférer aux voisines les jardins. Mais peut-être que ce qui vous perd encore, là, c’est que vous ne savez toujours pas exactement à quoi ça pense, à quoi ça tient un jardin qui ne pense pas encore aux hommes. Il médite, il laisse passer ses pensées sans les arrêter. Et ses pensées s’appellent fourmis, rosée, oisillons prêts à s’envoler, terre qui veille sur ses racines, pétales qui tombent près de bourgeons qui éclosent, Mignonne, allons voir si la rose… ah non, ça c’est autre chose. Les chaises longues, le linge qui sèche, qui se remouille sous la rosée, le collier oublié la veille après des baisers mouillés, le barbecue pas nettoyé — oui c’est un jardin d’été — : tout ça, il n’y pense pas. Ce sont des choses qui sont là. Elles sont grises comme lui parce que, s’il ne pense pas encore à nous, nous faisons quand même partie de son tout. Il est notre jardin, nous ferons toujours partie de son crew. Alors, vous le voyez, maintenant ? C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes, non ?
Oh ça va, je vous vois ! Vous repensez à la fin de la question et à ce que j’ai dit au début : on parle d’hommes ou d’humanité ? Ok, c’est parti, on va aborder un peu le sujet.
À l’abordage !
Je vous ai dit que le jardin dont je vous parle est un jardin qui parle. Moi, j’ai bien écouté le jardin. La nuit je lui parle, le matin je l’écoute. À ce moment, nous ne sommes que deux à penser que c’est le matin. Le jardin et moi. Ne vous inquiétez pas, je suis bien en plein abordage. Il faut bien que je vous dise quelque chose pendant que je me balance entre deux navires ! Eh… C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes, non ? Ça y est, j’arrive. Le jardin m’a dit qu’un jour, il y a longtemps, une certaine Antigone avait été la première fille dehors. Elle avait cru au jour la première, ce jour-là. Le jardin n’avait fait alors que la suivre. Il l’aimait bien, cette petite qui avait retiré ses sandales pour le tirer de son sommeil sans scandale. Ce jour-là, le jardin s’est rendu compte qu’il aimerait ne jamais penser aux hommes. Cela lui va de penser à l’humanité à un certain moment de la journée, quand quelque part une Antigone a commencé à croire au jour. Mais les hommes, non. Les hommes coupent, tondent ras, broient, labourent, taillent droit. Le jardin n’aime pas ça. Il me l’a dit. C’est un jardin qui parle, je vous dis ! Le jardin est une nature sauvage qui a invité l’humanité à le regarder. Et là, normalement, vous l’avez. Une forêt, une plaine, c’est un jardin tellement pudique qu’elle se cache dans son coin pour exister. Et c’est pour ça que… C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes, non ? Il voudrait ne jamais y penser. Il accepte bien de nous laisser l’admirer. Mais il n’acceptera jamais d’être voyeurisé. Nous, on est autorisé-e-s. Les hommes, ils sont écartés, autant que possible. Si vous êtes un homme (cis-het, si c’était pas encore clair), je vous le dis tout de suite, vous ne pouvez pas répondre à la question : C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes, non ? Si vous le voyez, il vous a déjà vu venir depuis lointain. Mais nous. Vous. Vous pouvez y répondre sincèrement si vous pouvez répondre oui à l’autre question : L’avez-vous déjà vu sans que lui vous voie ?