Double
J’ai mon double dans ma poche. Je ne sais pas pourquoi ni comment, c’est juste moi en plus petit. Je l’observe, quand je peux, en secret. Parfois, quand on est seules, elle accepte de sortir. Mais elle boude, grogne et tape du pied chaque fois que je m’approche. Je crois qu’elle est apparue une nuit, sur ma table de chevet. Au matin, je l’ai questionnée et ça l’a fait fuir. J’aimerais la connaître mieux. Elle doit me ressembler et ça m’intrigue de savoir qui je suis quand on me rencontre, quand je ne m’entends pas penser en écho. Alors, chaque jour, je l’apprivoise un peu. Je lui laisse des petits morceaux de mes friandises préférées et je lui parle, l’air de rien, j’essaie de la rassurer. Elle ne dit rien mais, parfois, je la sens ne pas reculer au contact de ma main. Ce matin, j’ai une idée. Je ne laisse qu’un fin rayon de soleil se glisser entre les rideaux. Je crois bien qu’elle est plus à l’aise dans le noir. Je m’assois tranquillement juste devant le miroir. Elle vient près de moi doucement et me dit :
– Bonjour, moi. Apprivoisons-toi.
Doublure
Enfant, je revenais les mains et les poches pleines de mes cueillettes forestières : branches, pierres, plumes, feuilles, poils, écorces, pommes-de-pins et autres fruits de sous-bois. Sale et souvent écorchée, je passais par ma cabane déposer mes merveilles avant de filer me débarbouiller. Alors, propre et confortablement emmitouflée dans mon pyjama, je rejoignais le salon et mon grand-père pour l’une de nos soirées rituelles où j’ai appris presque tout ce que je sais aujourd’hui.
– Qu’est-ce que tu fais, Papi ? je demandais à chaque fois.
– Je cache des trésors dans mes doublures, me répondait-il toujours.
C’était comme un code entre nous, ce dialogue en deux répliques, cette répétition sur laquelle on peut compter et qui voulait tout dire.
C’était vrai, d’ailleurs ; il cousait dans ses doublures de vestes, de manteaux, de pantalons, de gilets, des trésors emballés dans du papier journal et je n’ai jamais su ce qu’il cachait. Je savais seulement que c’était important.
Aujourd’hui, en vidant sa maison, en triant ses affaires, j’ai découvert son secret. Dans les papiers journaux de ses doublures, mon grand-père cachait les plumes, les feuilles, les jolis cailloux que je lui ramenais.
Doublé
Je t’ai doublé dans les doux blés. On filait à vélo dans les champs et la forêt. Tu étais plus grand que moi, on te prenait pour mon grand frère. Tu avais bien un mois de plus que moi, mais tu étais le fils des voisins. Fier de ta taille, tu jouais le leader. Alors tu n’as pas trop aimé quand je t’ai dépassé. Puis tu as sauté une classe et moi j’ai redoublé. Tu es parti faire tes études et moi je suis resté. Mais ça te manquait, les doux blés, mon admiration. Sans moi, tu t’es mis à reculer. Maintenant, j’ai fini mon doctorat et toi… tu viens de commencer. Des vacances, on va se retrouver. Ce n’est plus comme avant, mais certaines choses ne changent pas et on le sait. Je viens te retrouver dans les doux blés.
– Tu as gagné.
– C’est le lièvre et la tortue.
– Quoi ?
– C’est toujours toi le plus rapide au début et moi qui te suis. Mais tu te reposes sur tes acquis. Alors je te dépasse et tu n’aimes pas ça.
– Je n’aime pas quand tu me doubles parce que j’ai peur que tu gagnes trop loin.
Alors, dans ces doux blés où je t’ai tant doublé, je t’ai donné un baiser.
Doublon
– Ça fait doublon, non ?
– Quoi ?
– Non, rien, pardon.
Parfois, j’ai des impressions de déjà-vécu. Comme des sauts dans le temps où je vis ce qui va arriver, avant de revenir dans mon présent, le passé de l’impression. Souvent, je me perds et je ne sais plus à quel temps je suis. C’est un super-pouvoir imparfait.
– Refais l’enchaînement des trois accords ! J’ai l’impression qu’on tient un truc.
On était dans le garage de Karim. Il nous fallait au moins cinq morceaux pour convaincre le studio de nous laisser enregistrer notre album. Ça faisait une semaine qu’on vivait enfermé tous les quatre dans notre musique. Ces quelques notes de Ludovic avaient tout débloqué : on venait de trouver notre tube.
– C’est bon, ça les gars !
– Ouais ! Ça, c’est no future !
Avec nos cinq premiers titres, on aura signé pour enregistrer la suite. On retournera dans le garage de Karim où on s’enfermera pour créer. On bossera sur une idée de morceau tout un après-midi, persuadés d’être des génies. Mais soudain, retour sur Terre. On reconnaîtra ce quelque chose, ce rappel trop évident : notre nouveau morceau préféré sera sans équivoque une copie pâle de notre tube plus-que-parfait. Je brise le silence au bon temps, cette fois.
– Ça fait doublon, non ?