Cachée dans l’ombre, Yla attendait. Elle observait les trois hommes soûls dont elle avait retrouvé la trace plus tôt dans la journée. Dans l’écurie de l’auberge, ils avait tenu à desseller eux-mêmes leurs trois chevaux, refusant de laisser des inconnus manipuler leur équipement. Yla les avait vus y fourrer, peu avant midi, plusieurs sacs de pièces d’or ainsi que des papiers qui semblaient d’importance. Ce n’était pourtant pas ce trésor qui intéressait Yla, mais le cheval noir qu’ils avaient attaché aux leurs. Skor, que l’on disait né de la lune elle-même, cheval sauvage et légendaire, était son compagnon depuis de nombreuses années. Mais quand la Princesse Rys avait été emprisonnée pour l’empêcher de succéder à son père à la tête du royaume, Skor avait été capturé et Yla mise en fuite. Après plusieurs mois de séparation, elle avait retrouvé la piste menant à son compagnon et attendu toute la journée une occasion de le délivrer.
Cette occasion se présenta enfin : laissant leur acolyte endormi dans la paille avec l’une des sacoches, deux des hommes emportèrent ce qu’ils purent dans leurs chambres. Yla se glissa dans l’écurie, accrocha rapidement la sacoche aux sangles de sa combinaison de cuir et ouvrit le boxe, libérant Skor. Avec son aide, elle reprit sa place sur son dos et ils s’élancèrent avec légèreté à travers la campagne.
Quand Skor lui assura qu’ils étaient en sécurité, Yla poussa un cri plein de victoire et de joie et entendit des loups lui répondre au loin. Avec quelques papiers officiels et des pièces d’or, l’objectif de la voleuse et son cheval noir de lune devenait atteignable : ils allaient retrouver la princesse.
Contournant la montagne, Skor galopait à pleine vitesse pour emporter Yla loin de ce territoire qui avait connu leur première fuite. Il sentait les souvenirs crisper sa cavalière sur son dos, elle qui avait d’habitude la souplesse et l’agilité de l’eau.
Yla avait grandi dans les collines du massif Akur. Fille d’un chevalier et d’une mère inconnue et entourée de mystère, elle avait passé son enfance à cheval ou dans les arbres. Elle se sentait irrémédiablement attirée par le territoire des elfes et des fées. Téméraire, elle avait fini par y entrer et les avait rencontrées. Elles lui avaient fait découvrir leur philosophie et leurs coutumes, à l’abri de la montagne. Elle comprit bien vite ce qu’on ne lui disait pas. Ses yeux brillaient de la même nuit noire que les Fées de Lune, les animaux lui accordaient la même confiance que les elfes, elle avait l’instinct et la silhouette de ces êtres éthérées.
Un jour, Skor, que l’on disait à la recherche de sa sœur, une Fille de Lune, était arrivé dans la forêt. Il s’était approché d’Yla et avait posé sa tête contre la sienne : leur lien s’était formé. Alors, on lui avait dit la vérité : elle était née d’une elfe et d’une fée qui avaient fui ensemble pour s’aimer. On ne sut jamais ce qui leur était arrivé, seulement que leur enfant avait été adoptée par un chevalier attendri.
En larmes, Yla était partie retrouver son père, portée et soutenue par Skor. Quand les gardes de la ville les virent arriver ensemble, ils crurent que la légende était vraie et qu’Yla avait été choisie par Skor qui avait fait d’elle une sorcière, la première depuis qu’elles avaient disparu plusieurs siècles auparavant. Le père d’Yla tenta de s’interposer et défendre sa fille : il n’y survécut pas.
C’est ainsi que la vie de fugitive d’Yla avait commencé. Capable de se fondre dans l’obscurité, de se lier d’amitié avec les animaux, de voir la nuit parfois mieux que le jour, Yla était naturellement devenue une voleuse.
Un soir, après plus de cinq ans de fuite perpétuelle, elle s’était faufilée dans un château où se tenait un bal qui rassemblait une grande partie de la noblesse du royaume. Se coulant dans les ombres et entre les robes affriolantes, elle emplissait ses poches de bijoux, quand elle vit soudain une autre fille de son âge faire de même. Elle s’amusa de cette jeune noble volant les siens avec grâce, insoupçonnable dans sa crinoline. Yla profita qu’elle se fût isolée pour la suivre et lui chuchoter à l’oreille :
– Vous êtes une double voleuse, Madame la marquise, puisqu’en plus de détrousser vos semblables, vous me dérobez mon travail !
– Mademoiselle la Princesse, dit l’autre sans se retourner.
Était-ce sa réponse, son parfum ou sa voix qui décontenança le plus Yla ? Quoiqu’il en soit, la Princesse profita de son trouble pour se retourner et, d’un geste vif et agile, lui bloquer les poignets et planter ses yeux dans les siens. Yla retrouva son insolence :
– Enchantée, Princesse.
– Tu peux m’appeler Rys si tu promets de ne pas me dénoncer, voleuse.
– Vous pouvez m’appeler Yla si vous faites de même.
Ainsi naquit leur amour et personne ne put empêcher Rys d’introduire Yla à la Cour.
Skor sentit Yla se détendre quand ils passèrent la frontière de son territoire natal. Mais le jour se levait ils approchaient des terres royales. Yla se pencha sur son encolure et se laissa glisser délicatement au sol. Elle s’effondra, en larmes.
– Rys… Je viens te sauver.
La nuit était encore jeune quand Yla et Skor atteignirent l’orée de la forêt jouxtant la capitale, quelques jours plus tard. Ils dormirent collés l’un contre l’autre, pour se donner la force dont ils avaient besoin pour se séparer le lendemain. Skor serait trop facilement repéré ; Yla se rendrait seule dans la ville pour retrouver Rys.
Elle partit au matin et traversa lentement la ville, au rythme des ombres qui la rendaient invisible. Elle guettait les conversations, cherchant à en apprendre plus sur la détention de Rys. La réponse vint et la bouleversa :
– On dit que le mariage aura bien lieu la semaine prochaine ! La Princesse aurait accepté la demande de Remos pour retrouver sa liberté.
Yla accéléra sa marche en direction du château, certaine que Remos aurait permis à sa fiancée de regagner ses appartements.
Le soleil encore bas projetait au pied du château une ombre imposante qui profitait à Yla. Levant les yeux au balcon qui fut le sien avant son deuxième exil, elle sentit son cœur s’arrêter entièrement : Rys était accoudée à la rambarde, les joues creusées et le visage sans couleur. Elle vit aussi la lune s’accrocher au ciel de ce matin encore clair. Fébrile, elle se concentra sur le croissant invisible. Elle savait que ses mères lui avaient transmis leurs pouvoirs, qu’il lui suffisait de suivre son instinct et son cœur pour les découvrir. Seulement, son cœur ne repartait pas.
Un vacarme retentit derrière elle : des cris et des sabots sur les pavés, puis un hennissement profond et puissant. Son cœur repartit en même temps que Rys, suivant le regard de Skor, plongea sans le voir le sien dans les yeux d’Yla. La voleuse sut à l’instant que la légende qui avait provoqué la mort de son père était vraie. Fille de Lune, elle était la première des nouvelles sorcières. Elle fit appel à l’énergie qui coulait dans ses veines, fit grossir une vague dans les douves et s’en servit pour escalader la façade du château. Arrivée au balcon, au côté de Rys qui la regardait avec admiration et cet air un brin moqueur qui la faisait chavirer, elle déposa un baiser tendre sur les lèvres de sa Princesse. Puis, avant que les gardes n’aient le temps d’arriver, elle dit, en un seul souffle :
– J’ai plusieurs lettres signées de la main de ton père avant sa mort, qu’il avait fait mander à tous les seigneurs, où il écrit que tu es la seule héritière légitime du royaume, que la décision d’épouser quelqu’un pour partager le trône avec toi doit t’appartenir entièrement et que toute union qui te serait imposée serait automatiquement invalide ! Et surtout, il met en garde les seigneurs contre Remos ! On a tout ! Il suffit de les montrer au peuple, aux seigneurs alliés et au Conseil et tu seras enfin libre !
– Digne fille de chevalier venue délivrer héroïquement la Princesse, répondit calmement Rys.
– Non, vous vous trompez, Mademoiselle. Je ne suis qu’une humble voleuse venue dérober ma princesse pour en faire une reine.