L’arbre aux mots

De gouttes en rayons, je m’abrite aux ombrelles des feuilles. La forêt s’est transformée, mais elle n’a pas changé. J’entends la rumeur de la rivière en contre-bas et comme l’écho de nos conversations qui n’en finissaient pas. Le vent des branches, le craquèlement du sol jouent la mélodie d’un temps révolu ; un thème sur lequel les oiseaux improvisent mais, sans ta voix, les notes ne deviendront plus jamais chanson. Symphonie discordante puisque ton cœur n’en veut plus.

J’ai passé dix années loin d’ici, à apprivoiser d’autres forêts, pour chercher à t’oublier. Dix ans loin d’ici, disons que je me suis trouvée. Et toi je t’ai perdue. Pas seulement de vue : c’est comme si on ne s’était jamais connues.

Cependant, chemin faisant, je n’y peux rien, la forêt m’est un écran. Réminiscence d’une rencontre, souvenirs d’enfance et plaisirs sans honte, mémoire encore vivante d’adolescentes et leurs émotions qu’elles affrontent. Mais noir complet de buissons inconnus sur l’événement qui a tout interrompu.

Enfoncée au cœur des bois, je suis arrivée à l’endroit que l’on ne peut trouver que sans y penser. Les rideaux de broussailles se sont bien épaissis. La forêt a tenu sa promesse : accès interdit. Sauf autorisation spéciale, bien entendu. Alors j’écarte doucement et fais mon entrée sur cette scène dont le décor est resté le même que lorsque la pièce s’était terminée, il y a dix ans. Au fond d’une falaise inclinée, le pied d’une montagne qui repose sur ce fond de vallée. À droite, la roche forme un coin où s’écoule une lente cascade, qui court ensuite en un petit ruisseau traversant la clairière parsemée de trèfles et de discrètes fleurs jaunes et violettes. Mais surtout, au centre du paradis, l’arbre immense et large qui a dû naître ailleurs et qui nous a tant fait parlé, que l’on a aussi tant écouté. Sur ses branches basses pendent encore les cordes vieillies auxquelles nous accrochions nos poésies.

Je m’approche et je vois — ou plutôt je surprends —la Cabane aux Mots, la boîte aux lettres que nous avions si bien construite au creux du bois. Je pensais la trouver en ruine, comme un souvenir qui s’accrocherait pour survivre au temps, et témoigner du passage, de la transmission de notre amitié. J’avais imaginé, sinon, qu’une famille d’oiseaux l’aurait investie et cette pensée m’a souvent fait sourire. Mais non. Notre Cabane aux Mots, évidemment inspirée des Quatre filles du Docteur March, est dans le même état que celui où nous l’avions laissée. Le cœur battant, j’effleure du doigt la petite porte. Vais-je y découvrir un papier portant tes mots, ton écriture ? Pendant dix ans, essayant de t’oublier, de panser ma blessure, je me suis accrochée à cette idée qui rassure : tu as tenu parole et ne penses plus jamais à moi. Mais si c’est faux, alors pourquoi ? Ne pas m’écrire, ne pas me joindre : pour faire semblant ? Le doigt passé dans le trou de la petite porte, je tire ridiculement lentement. J’ai si peur de m’apercevoir que tu as tenu encore suffisamment à moi pour conserver la preuve de notre passé, mais pas assez pour l’épreuve de converser, nous expliquer correctement. Soulageante déception, la Cabane aux Mots est vide. Mais j’ai dans mes poches papiers et stylos, beaucoup de regrets et le cœur humide. Alors je décide de t’écrire, de confier une lettre à la terre, presque aussi désespérée que s’il s’agissait d’une bouteille à la mer.

Chère Athéa,

J’ai vu le monde et je voudrais t’en rapporter les histoires. C’est drôle, mais je voudrais surtout te dire que j’ai une collection d’herbiers plus grande que celle du vieux Crosut. Ma pièce la plus précieuse, même si elle est loin d’être la plus rare, c’est la feuille de baobab.

Je me sens ridicule. Trop enjouée, pas assez en colère, pas assez blessée. Comme si rien ne s’était passé. Mais c’était il y a dix ans. Et je suis adulte maintenant. Ils se disent quoi les adultes qui ne se sont pas parlé pendant autant de temps ? Ceux qui ne savent pas que les amis, ce sont avant tout les personnes avec qui on peut toujours être enfant ?

J’avais huit ans dans ma cabane bricolée de petites mains et gros bouts de bois quand je t’ai vue pour la première fois. Écorchée, tu pleurais en composant un minuscule bouquet de fleurs des bois. Avec mes tresses de branches feuillues et mes plumes perdues, je me suis assise en silence sur la souche, à côté de toi. C’est sans mots que ça a commencé. On a fabriqué un bouquet plein de ton chagrin, de notre amitié naissante, un hommage de la forêt pour ta famille décomposée. Ce fût au bout d’une heure, je crois, que tu m’as dit :

– Je m’appelle Athéa.

– Moi, Laure. Tu veux être mon amie ?

Tu m’as tendu ta main pour que je la serre. Un moment solennel comme celui-là, ça veut tout dire. Et comme le soleil après la pluie, tu m’as tout dit. Ton départ déchirant du Kenya pour arriver là, vivre avec un grand-père que tu ne connaissais pas. Tu as continué à me parler de toi quand je t’ai emmenée explorer ma forêt, armées de notre bouquet. Arrivées dans cette clairière, on a pensé sans se le dire qu’il n’existe pas de mystère. Parce qu’en découvrant cet arbre géant, tu m’as parlé de l’Arbre à Palabres. Cet endroit où se réunit la communauté pour se parler.

Alors c’était décidé. On a fait de la clairière cachée notre cabane à ciel ouvert. Çà et là, on a glané, récupéré, pour aménager notre coin de forêt. On a tendu des fils et créé la Cabane aux Mots. Presque tous les jours pendant dix ans, notre amitié a grandi avec nous derrière les feuilles en rideaux. On s’y laissait des poèmes, des lettres, des mots. Et surtout, on venait palabrer, parler sans s’arrêter, un peu trop. Si les écrits sont éternels, que dire, que penser des mots qui s’envolent et s’accrochent aux branches ?

Pendant dix ans, il y a eu le rituel de la guirlande aux textes, poèmes, histoires et la Cabane aux Mots pour les secrets, les idées, les rendez-vous —on disait « rendons-nous » —, les blagues et réflexions.

Et puis il y a eu…

Athéa,

Je suis revenue. Je crois bien que c’est toi qui a pris soin de la Cabane aux Mots. Que dirais-tu d’un dernier —ou un nouveau premier ?— rendons-nous sous l’Arbre à Palabres ?

Je plie mon petit billet et m’écarte. Épuisée d’émotions, je m’étends dans la clairière et me laisse pleurer. Quand le soleil d’été finit de sécher mes larmes, quand une fine pluie recommence à mouiller mes joues, je me lève et repars, espérant ne pas trop espérer ta réponse.

Quelques jours plus tard, je reviens à la Cabane aux Mots parce que je m’étais promis de ne pas venir l’ouvrir plus tôt.

Laure,

L’eau a coulé dans le ruisseau. Pour l’honneur de l’Arbre, je dois te dire : je sais maintenant que je n’ai rien à te pardonner, mais j’espère tant que toi, tu pourras m’excuser. Accordons-nous un rendons-nous mardi sous l’Arbre à Palabres. Nous y discuterons l’inutile qui a tissé nos liens, nous parlerons trop, nous nous dirons ce qu’il faut.

Le rendons-nous des adultes devenues a la saveur du cœur de l’amitié adolescente que nous avions connue. Nous sommes nous, alors il y a une tente et des vivres, des cordes neuves, du papier et des stylos. Des mots futiles, des émotions utiles et des discussions difficiles. Et puis, comme une délivrance, comme une conclusion d’adolescence, un défi. L’une après l’autre, sur les dernières feuilles qu’il nous reste après en avoir tant noircies et exposées, nous scellons la transformation définitive de notre première poignée de main. Un billet chacune dans la Cabane aux Mots. Une escalade jusqu’au plus haut possible du baobab imaginaire et un rituel évidemment trop solennel. Nos deux auriculaires serrés l’un contre l’autre dans la serrure ouverte, nous fermons les yeux en tirant la petite porte et en échangeant nos lettre minuscules. Puis nous rions en dépliant : « Tu veux être mon amoureuse ? »

En beaucoup de mots et trop peu de baisers, nous nous disons de timides oui auxquels nous rions, sous notre Arbre à Palabres qui, de toute son étrange hauteur, nous bénit. 

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