Le passant de l’Ouragan

Juliette aime bien la terrasse de ce petit café, seul commerce de cette rue tranquille. En plein milieu du quartier central et touristique qu’elle habite, L’Ouragan et sa terrasse rue de Maupassant offrent un répit silencieux à qui connait le lieu. Elle y vient souvent, avec son carnet et son stylo dans son sac, observer les passants. Elle en choisit une ou un qui lui plait, qu’elle détache du vrac. Non pas qu’il y ait foule dans la rue de Maupassant, mais il arrive régulièrement que le trafic s’intensifie et alors trois, cinq, dix personnes marchent ensemble ou se croisent dans son champ de vision. Dans ces moments où il lui faut choisir rapidement son passant, elle savoure le petit frisson qui précède l’inspiration.

Ce jour-là, elle vient de nommer sa première cible Antoine. Il a eu l’air pressé, d’abord, marchant d’un pas vif et déterminé. Sa sacoche de cuir sur le côté gauche mais les mains dans les poches, cette tranquille et discrète confiance, indiquent à Juliette qu’il vit ou travaille dans le quartier. Travaille, décide Juliette. Et elle écrit.

Antoine a quarante ans et est professeur de littérature au lycée. Dans sa jeunesse, il s’est rêvé une carrière de metteur en scène. Mais sa nature solitaire et son manque récurrent de persévérance l’ont rapidement incité à renoncer. Il monte quelques scènes, parfois des actes entiers avec ses élèves. Alors il se console, dans ses moments de doute, en se disant qu’il n’a pas trahi son rêve. Antoine lit, marche, parle et rit. Ceux qui croient le connaître pensent qu’il a une vie simple et c’est tout. Mais Antoine a un secret. Certains soirs, refermant un Zola, un Queneau, un Hugo ou un Melville, il voyage jusqu’aux marges de la ville. D’un sourire discret, il salue les videurs et entre. Il suit les couloirs jusqu’à sa loge, retrouve son masque et l’enfile. Dans la salle, en bas, on l’appelle, on l’acclame. Metteur en scène peut-être pas, mais Antoine est DJ et, presque toutes les semaines, dissimulé sous un casque à tête de chat, il monte sur scène.

Passant devant L’Ouragan, Thibaud s’arrête un instant. Il regarde du coin de l’œil la jeune fille au carnet. Il la reconnaît. Depuis quelques mois, il a observé son manège. Une fois, sortant du café, il a lu par-dessus son épaule. Elle avait écrit le portrait d’une Nadège, inventant une vie à la femme assise elle aussi à la terrasse de L’Ouragan. Il n’avait pu lire que quelques lignes, mais avait tout de suite aimé l’assurance et la précision de son imagination, son écriture soignée même pas gâchée par les quelques maladresses causées par l’empressement.

Thibaud regarde Juliette en souriant. Juliette regarde à travers Thibaud en écrivant.

Thibaud se demande ce qu’elle peut bien écrire sur lui, cette jeune fille intrigante. Comment le voit-elle, lui le libraire temporaire, le baroudeur qui suit les livres aux quatre coins de la Terre ? Et elle, qui doit avoir autour de vingt-deux ans, que fait-elle, quand elle n’est pas à L’Ouragan ? Elle doit habiter le quartier, mais il ne l’a jamais vue à la librairie. Il se dit que des histoires, elle en a déjà plein la tête.

Juliette se lève, laisse sur la table son carnet, son stylo et demande au serveur s’il peut y jeter un œil pendant qu’elle va aux toilettes.

Thibaud en profite, fait signe au serveur mignon qui le connaît un peu et qu’il voudrait connaître mieux. Il lui demande un café à emporter. Pendant cet abandon de poste, il aura juste le temps de prendre une photo pour satisfaire sa curiosité. Il veut savoir quelle vie cette jeune fille a écrite pour lui. Peut-être qu’elle lui inspirera une prochaine aventure ?

Il n’attend ni le café ni l’écrivaine espionne et rentre chez lui, le cœur battant de son larcin et impatient d’en faire la lecture.

Quelques jours plus tard, à la terrasse de L’Ouragan, Juliette revoit passer Antoine. Elle sourit, heureuse de se voir confirmer son intuition : il travaille dans son quartier. Peut-être pourra-t-elle développer son personnage, étoffer son portrait, écrire son histoire.

Il s’avance vers elle. Elle se mord la joue, elle sait qu’elle a été repérée. Mais il n’a pas l’air énervé. Il sourit gentiment, simplement. Il lui dit bonjour puis à bientôt après avoir glissé quelques feuilles sous son stylo. Il lui a écrit une vie, son numéro et ces quelques mots :

« Noémie,
Voici un petit cadeau. Passe me voir à la librairie ! On pourrait devenir amis !

Antoine. »

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