Ma maison

Ça a commencé l’air de rien. Justement parce qu’il n’y avait pas d’air.

Ça a commencé par un mauvais pressentiment.

Donc vous diriez que votre paranoïa a précédé vos hallucinations ?

Encore ce mot. Qui dit que j’ai menti, que je me suis menti à moi-même, pendant des semaines, des mois. Peut-être, après tout, puisque personne ne me croit. Mais j’y étais, moi. J’ai bien vu, bien senti l’odeur, la chaleur et la peur grandir, petit à petit. Et finir par…

Eh bien ?

Ça a commencé par un mauvais pressentiment. Cette maison qui m’avait tant plue dès le début avait soudain l’air fatigué. Comme si ses précédents habitants ne s’en était pas bien occupé. Je l’ai rénovée. Je l’ai choyée. Mais il y avait toujours le voisin d’à-côté. Il faisait trembler les murs, abimait le crépit protecteur, exposant les pierres nues aux éléments et au temps. Et puis les barbecues… Je n’y ai pas pensé, sur le coup. Je lui ai demandé plusieurs fois d’arrêter, de faire attention. Je lui ai dit que c’était fragile, une maison. Il m’a ri au nez, il m’a dit qu’il était chez lui, qu’il faisait ce qu’il voulait, qu’il était arrivé avant moi.

Pourquoi cette fixation sur votre voisin ? Pourquoi ne pas l’ignorer et vous occuper de vous et de votre état, qui était déjà manifestement fragile, justement ?

J’ai montré à mon entourage les dégâts causés par les activités du voisin sur ma maison. Ils lui ont donné raison. Ils m’ont dit que la maison était vieille, que c’était bien naturel qu’elle se craquelle. Mais je la connaissais bien, moi, ma maison. Je savais que, sans les activités du voisin, elle pourrait aller bien. J’en ai pris soin.

C’est là que ça a commencé, l’angoisse.

Comment vivre dans une maison qui finira par s’effondrer à cause des activités d’un voisin égoïste et buté ?

Demandez-vous plutôt pourquoi vous n’avez pas réussi à faire abstraction des activités de ce fameux voisin, si elles vous énervaient tant. Pourquoi dépenser tant d’énergie à vous obstiner contre lui ? D’autant que si vous preniez si bon soin de votre maison, il n’y avait pas de raison de vous inquiéter. Vous comprenez ? Je ne suis pas contre vous. J’essaie seulement de vous faire comprendre que vos croyances et vos comportements nuisent à votre santé, vous empêchent d’avancer et entravent la liberté de ceux qui vous entourent à mener leur propre vie, comme bon leur semble.

Et ma vie, à moi ? Dans ma maison ? Ma pauvre maison, qui a changé d’odeur. C’était si diffus, au début. Je n’avais même pas reconnu. Je n’ai rien dit. J’ai attendu. J’ai continué de la rénover, de la choyer. Sans faire de bruit.

Un jour… non, c’était la nuit. Je l’ai sentie. L’odeur. Je suis vite descendue à la cuisine. Rien. Le mur attenant au jardin du voisin. Rien.

Vous prenez conscience, maintenant, que votre fixation sur votre voisin ne vous a menée à rien ?

Je n’ai rien vu. Mais j’ai senti : l’odeur, et comme un soupçon de chaleur.

C’est là qu’elle a commencé, la peur.

Le lendemain, j’ai reçu la visite d’un ami. Il est électricien. J’avais bien aéré, mais je la sentais encore, l’odeur. Mon ami m’a dit qu’il ne sentait rien. Rien, à part l’odeur de ma peur.

Les semaines suivantes, j’ai essayé de ne rien sentir. Mais l’angoisse, l’odeur, la chaleur et la peur ne faisaient que grandir.

C’était en été. Vous ne pensez pas que la chaleur était seulement due à un problème d’isolation dans votre maison ?

Chaque fois que le voisin s’apprêtait à faire un barbecue, je fermais les fenêtres, j’isolais ma maison. Rien à faire, l’odeur était bien à l’intérieur.

Quand mes amis et ma famille venaient chez moi, ils me disaient qu’elle était agréable, ma maison. Qu’il n’y avait pas cette odeur. Ils ont dit pour la première fois, à ce moment-là, le mot.

Hallucination ?

Un jour, le voisin a creusé un très gros trou juste contre ma maison. Il a fragilisé les fondations. Je me suis renseignée et je suis allée voir la police. Il fallait à tout prix que je nous protège, ma maison et moi, du voisin égoïste et buté, et de ses activités. Le lendemain, les policiers ont frappé à la porte : ils étaient venus m’arrêter. Le voisin avait porté plainte pour harcèlement. Ni la police, ni mon entourage n’a tenu compte de ma sécurité ou de celle de ma maison. Le voisin avait attaqué ses fondations, mais c’était moi qui risquais la prison.

C’est là qu’elle est arrivée, la colère.

Je pense qu’il était juste et judicieux de vous protéger de vous-même, de chercher à mettre fin à cette obsession.

Une semaine plus tard, l’air de la maison est devenu opaque. Un voile épais et gris s’était posé sur toutes ses jolies couleurs. Mon frère m’a dit que, pour l’air, c’était à cause de la peur, ou de la colère. Mais que j’avais peut-être raison pour l’odeur. Il est allé à la cuisine, rien. Au mur sans fondations, rien. Mais j’avais raison. Il y avait cette odeur un peu partout dans la maison.

Peut-être que vous avez fini par rendre réelle votre hallucination.

Le phénomène s’accélérait. Alors j’ai ouvert une fenêtre, je suis allée dehors et j’ai pris une photo de ma maison. Mon frère avait senti l’odeur, j’avais une première preuve. Pour la chaleur, j’achèterais un thermomètre. Pour la fumée… je pouvais la photographier.

Quand j’ai voulu montrer le cliché, mes amis m’ont dit qu’il ne s’agissait que de brouillard, d’un nuage un peu bas. Ma famille a refusé de voir, elle ne me croyait pas.

Ma maison s’étouffait. Moi, je toussais. Ses murs suintaient. Je transpirais. J’ai tout essayé, on m’a dit qu’il n’y avait pas de solution. Il y avait donc bien un problème ! Personne ne voulait m’aider. J’allais devoir nous sauver moi-même. J’étais décidée à agir, je ne pouvais plus voir ainsi ma maison souffrir.

C’est à ce moment que c’est arrivé, l’horreur.

Un matin, comme ça. Pendant que je me préparais à nous mettre hors de danger, ma maison et moi. C’est l’angoisse, d’abord, qui est venue frapper, pour me prévenir. L’odeur a fini de tout envahir. La chaleur m’a empêchée de fuir. La peur a voulu me neutraliser. La colère m’a aidée à la maîtriser. La fumée m’a défendu d’agir. J’ai vu la lumière aveuglante la rendre d’abord transparente. Puis d’un noir complet. Ma maison s’est mise à trembler, à gronder. Moi, je criais. Je hurlais l’angoisse, l’odeur, la peur, la chaleur, la colère, la fumée et puis les flammes. Rien n’y faisait, personne ne venait nous aider.

Vous n’êtes pas parvenue, à ce moment-là, à rationaliser votre psychose ? Si personne ne vient, c’est souvent parce qu’il n’y a rien.

Ils ont fini par arriver. Ils m’ont trouvée à l’étage en train de crier. Ils m’ont sortie de la maison. Et ils l’ont laissée brûler.

J’ai supplié les pompiers de sauver ma maison. Ils m’ont accusée de n’avoir rien fait, pour les fondations. Depuis son jardin dont il m’avait interdit l’accès, le voisin riait. Les flammes se reflétaient sur ses lunettes.

C’est intéressant la manière dont vous le diabolisez, ce voisin.

Quand plus de monde est venu pour voir, les pompiers ont appelé le voisin. Il leur a apporté ce qu’ils avaient demandé : trois arrosoirs. Tout le monde l’a applaudi.

C’est vrai que c’était gentil.

C’était trop tard. J’ai dû regarder ma maison, l’odeur, la chaleur et la fumée disparaître dans les flammes et finir par… s’effondrer.

J’ai dû abandonner ma maison et monter dans leur camion. Alors on m’a amenée ici, avec mon angoisse, ma peur et ma colère. Et personne ne veut rien me dire sur l’horreur. On me dit que je mens. On me répète ce mot, sans cesse ce mot. Mais je sais qu’il est faux. Je sais que tout était vrai, puisque j’ai vu ma maison se terminer devant moi. Puisque les pompiers ont fini par arriver.

Nous allons vous aider.

Comment ? Vous ne pouvez plus sauver ma maison.

Nous allons vous débarrasser de vos hallucinations.

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