Aujourd’hui, j’ai souri sans y penser, alors je me suis souvenu de toi.
Comme tous les jours, je marchais dans les couloirs aseptisés, entre les murs blancs et colorés et j’avais encore oublié ta voix. Depuis combien de temps suis-je ici, à faire ça ? Dans cette ville aux bâtiments trop grands, avec ses bruits épais et son air pesant ? Je ne sais même plus. C’est tellement banal, cette vie, piégée dans un quotidien qui m’ennuie, serrée contre des milliers d’autres anonymes qui s’habituent à leur routine.
Je travaille dans une grande agence de publicité. Travailleuse et douée, j’ai gravi rapidement les échelons et ma propre équipe à seulement vingt-cinq ans. Je suis la grande fierté de mes parents. J’habite un bel appartement du centre-ville. Je vais à la piscine tous les lundis, au yoga les vendredis. Le reste du temps, j’ai des amis. Et régulièrement, une fille dans mon lit. C’est banal, je te dis.
La vie défile et je la suis. Elle est parfaite, paraît-il. Mais je m’ennuie. J’avance sans me plaindre ni rechigner à travers ce temps sans horizon. Je suis coincée dans ce rêve des autres, dans un téléfilm pas bon, dont « La complainte du businessman » serait la bande-son. Quand j’ai trop peur du vide, je vais voir la fontaine de la Place des Pyramides. Je regarde l’eau pleine de chlore couler toutes les larmes que je ne sais plus verser. Et j’attends. Je me force à sourire, parfois, pour voir si ça changerait quelque chose. Mais rien à faire, je reste là, bloquée dans le même état, comme en pause.
C’est le mois de juin. La chaleur rend la ville un enfer. Mais avant-hier, il y a eu un éclair. Dans un cortège de nuages gris, il est venu griffer de son violet le ciel trop bleu. Au-delà des immeubles trop grands et déchirant l’air pesant, il est venu esquisser un creux. Une brèche illuminée, une échappée. J’étais sortie tromper le vide à la fontaine des Pyramides. Je me suis réfugiée chez moi, j’ai mis mon fauteuil derrière la baie vitrée et j’ai assisté au spectacle. La pluie bienvenue labourant en rafales les bâtiments trop grands et l’air pesant. J’étais happée, absorbée. Ces cordes de larmes versées me paraissaient un mirage ou un miracle. Peut-être que c’était elle que j’attendais, cette pluie torrent, à la fois venue et battue par le vent. Je crois aujourd’hui qu’à ce moment-là, je t’y ai un peu reconnue. J’ai remercié la pluie apparue comme un baisser de rideaux sur mon ennui.
Aujourd’hui, j’ai souri sans y penser, alors je me suis souvenu de toi. Depuis le temps, j’ai dû apprendre à t’oublier, à faire semblant, à m’intégrer. Alors je souris, je ris ; ça paraît fluide. Mais je le décide. Aujourd’hui, je ne sais pas, peut-être pensais-tu à moi ? Je me suis sentie plus forte. C’était comme respirer pour la première fois. Je m’étais résignée à vivre sans toi, mais aujourd’hui, j’ai décidé d’ouvrir à la colère qui frappait depuis trop longtemps déjà à ma porte.
– Entrez, Lola, m’a dit ce midi Lucas, le grand patron.
Je l’ai rejoint dans son bureau, il m’a fait signe de m’asseoir en face de lui, sur son canapé rond.
– Vous le savez, Lola, je vous admire. Je vous l’ai dit à plusieurs reprises. À seulement vingt-cinq ans, vous êtes en bonne voie pour bâtir votre propre empire. Alors, bien évidemment, quand vous avez demandé une augmentation, ça n’a pas été une surprise. Ce qui l’a été, en revanche, c’est la campagne que vous avez refusée. Cela, je ne me l’explique pas. Je vous ai demandé de venir aujourd’hui pour que vous m’aidiez à comprendre.
Le rictus pervers qui étirait le coin droit de ses lèvres indiquait qu’il savait déjà très bien pourquoi j’avais refusé. Depuis tout ce temps qu’on s’est quittées, j’ai néanmoins retenu les leçons que tu as pu m’apprendre. Il y a des choses auxquelles je crois. Des valeurs que je ne trahis pas. Et traverser ma vie sans toi m’a forcée à toujours marcher droit. Ne jamais reculer, ne jamais renoncer.
– J’ai toujours été claire. Si je suis à même de diriger ma propre équipe, c’est aussi parce que j’ai du flair. N’importe quel client aux gros billets n’est pas nécessairement signe d’un bon projet. Mon équipe est jeune et, vous l’aviez dit vous-même, c’est un avantage. Je choisis mes campagnes en fonctions de ma cible : les personnes de mon âge. Et je vous garantis une chose ! Si je prends comme client une entreprise de polluants, vous ne recevrez plus jamais les dossiers des jeunes diplômés dont nous aurons trahi la cause.
– Ah… nous y voilà ! C’est là que vous me décevez, Lola. Je vous croyais plus maligne que le reste de votre génération. Au travail, voyez-vous, il faut se départir de ces grands états-d’âmes, de ses petites émotions. Vous avez fait perdre beaucoup d’argent à l’entreprise en refusant. Et laissez-moi vous dire… on ne change pas le monde en étant pauvre. Voici donc ce que je vous propose : rappelez le client, excusez-vous platement et acceptez le dossier. À ce moment-là, je serai ravi de vous augmenter.
J’ai fixé mes yeux droit dans les siens, puis j’ai regardé plus loin. Je n’étais ni étonnée, ni choquée, ni dégoûté de son minable chantage. Mais il faut marcher droit, ne jamais reculer, ne jamais renoncer. Mon regard est revenu sur lui. Le sien était resté sur moi. Et pas sur mon visage.
– Non.
– Pardon ?
– Non, merci, Lucas. Je ne veux pas accepter ce dossier contre ma promotion.
– J’aurais dû m’en douter, tu es dure en affaires…
– Vous me tutoyez, maintenant ?
– Ça fait longtemps qu’on se connaît, non, Lola ? On ne va pas se fâcher. Allez, laisse-moi t’offrir un verre, on pourra discuter.
Ça ne m’a pas plu. Ça ne m’a pas secouée, ni remuée, mais ça ne m’a pas plu. Rien ne peut tourmenter le vide laissé par le jour de ton départ. Mais ça ne m’empêche pas de vouloir, face aux hommes comme ça, faire respecter mon refus. Je me suis levée et j’ai savouré les quelques secondes d’espoir dans son regard. Je me suis demandé si lui aussi souriait sans y penser. Ou est-ce qu’il faisait exprès ? Est-ce qu’il pensait me décontenancer ? Non. Il souriait parce qu’il pensait avoir gagné. Alors je me suis approchée. Et, très naturellement, sans violence ni cruauté, mais en toute liberté, je l’ai giflé. Je l’ai laissé sur son canapé rond, sonné. C’est quand je suis partie que j’ai souri. Sans y penser. Mes affaires dans un carton que j’ai porté à bout de bras, je me suis souvenu de toi.
De retour chez moi, je me souvenais toujours de toi. Parce que, pour la première fois depuis longtemps, j’avais souri sans y penser. Mon carton rapporté dans cet appartement soudain trop grand, j’ai commencé à réaliser. Dans cette vie qui m’ennuie, je viens de mettre fin à ce qui m’y retiens. Pour la première fois depuis ton départ, je suis sortie du chemin, j’ai tourné mon pas vers le bois, les forêts, les océans, tout ce que je n’ai pas vu depuis si longtemps. Quand on nous a séparées, je me suis résignée. Mais finalement, il n’est peut-être pas trop tard. Nous pourrions nous retrouver. Je ne sais pas où tu es. J’ai même oublié ton nom. Dans mon appartement trop grand, je tourne en rond. Aujourd’hui, j’ai souri sans y penser, alors je me suis souvenu de toi. Mais j’ai beau me sonder, réfléchir, chercher, impossible d’obtenir une image, de me rappeler à quoi tu ressembles. Ma mémoire débloquée, je me redécouvre en introspection. J’entends ta voix, je retrouve les sensations, les couleurs de notre temps ensemble. Les lieux aussi, un peu. La maison, le jardin, les vacances. La famille, les cousins, nos amis communs. Certains ont la chance de toujours avoir leur amie d’enfance. Moi, je t’ai perdue à la toute fin de mon adolescence.
C’était un été, le jour de mes dix-neuf ans. Ça faisait un moment qu’on essayait de nous séparer, toi et moi. Je crois que, les gens, ça les énervaient que je sourisse sans y penser. On me disait d’être adulte, d’être responsable, que toi et moi ça n’allait pas durer. Que les rêves que tu me donnais ne m’emmèneraient pas là où je devais aller. On me répétait : « Tu es trop brillante pour ça. » On ne l’avouait pas, mais « ça », c’était toi. Et ce qu’on avait ensemble. Aujourd’hui, je ne sais même plus à quoi tu ressembles. Nous nous étions déjà éloignées petit à petit, à cette époque-là, toi et moi. Je ne l’avais même pas vraiment senti. J’étais presque surprise quand tu revenais, pourtant. J’avais déjà commencé à changer. Parfois, déjà, on ne se reconnaissait plus vraiment. Et puis…
Un jour, j’ai eu dix-neuf ans. Il y avait Luc, le meilleur ami de mes parents. Lui, il m’encourageait à te garder près de moi. Il disait que je pouvais être brillante et aller loin sans me détacher de toi, que tu m’allais bien, que tu étais ma force. Entendre ça nous avait à nouveau réunies, toi et moi. C’était juste après le dîner qu’il nous avait séparées à jamais. Je me souviens de ton départ, le jardin, Luc, l’arbre, mes dernières larmes ; et, par terre, un tas d’écorces.
Dans mon appartement trop grand, seule, debout dans le salon, je sors de l’introspection. J’en saute presque. Parce que là, au creux de mon ventre, quelque chose vient de remplir le vide. Dans tout mon corps une décharge, je la sens comme un coup de tonnerre, elle se répand petit à petit : la colère. Les yeux grand ouverts, je croise mon regard dans le miroir ; je suis livide. Oui, mais aujourd’hui, j’ai souri sans y penser, alors je me suis souvenu de toi. Je n’ai jamais été plus lucide.
En quelques minutes, je remplis un sac à dos de voyage, enfile des chaussures de randonnée, des vêtements adaptés et ferme derrière moi la porte à clé. Je m’évade, je sors de la cage. Je me sens comme dans un livre d’images, passant d’instant à instant, d’action à action, sans notion du temps, sans véritable contrôle sur la situation. La traversée de la ville, la gare, le train, l’hôtel, le train.
Deux jours plus tard, la navette me dépose à l’endroit convenu : au milieu de nulle part. Des arbres, des oiseaux, des forêts : je suis là où je voulais. Je salue le chauffeur. J’inspire bien fort et commence à marcher. Avancer tout droit, ne jamais reculer, ne jamais renoncer. Aucun choix n’est une erreur.
Cette chaîne de montagnes que je ne connais pas, ça fait trois jours que je la parcours. Couchée entre chien et loup, levée à l’aurore, je marche, j’observe, je me perds : j’explore. Je ne pense à rien. Je me laisse porter par mes sens et je me souviens. De toi. De la ville sans vie que je viens de quitter. De Lucas. D’une vie passée à essayer de t’oublier. De Luc. Qui m’a amputée de toi. Je marche, j’avance. Je ne sais pas où je vais. Je marche droit. Ne pas reculer, ne pas renoncer. Jamais.
Les pins verts, la terre humide, le soleil orange entre les branches, les clairières en fleurs ont l’odeur de ta chaleur. Je me souviens quand j’écoutais et apprenais avec toi le chant des oiseaux, le sol qui se craquelle et puis, au loin, les vibrations de l’eau. Tous ces sons, je le sais, c’est ton nom qu’ils m’épellent.
Je ne sais pas combien de temps j’ai mis à me perdre. Je souriais sans y penser et je marchais ainsi aussi. Les forêts, les monts, les vallons, les rochers sont petit à petit devenus un écran de projection. Mon corps épuisé d’être autant sollicité a depuis longtemps abandonné toute résistance face à mon esprit qui sort enfin d’un long silence. Ne restent alors que la marche mécanique et les souvenirs qui rappliquent, se superposent au paysage, rendant familier ce décor inconnu. Plus j’avance, plus je pense à toi. Plus je m’enfonce, plus je m’aperçois que depuis ton départ, je me suis égarée. Comme absentée de moi-même, j’ai appris à marcher droit, ne jamais reculer, ne jamais renoncer. C’était pour me convaincre de ne pas partir te chercher. Mais que suis-je devenue ? Une coquille vide.
Le soir est humide. Je suis perdue. Étrangement calme, je prends mon temps. Je souris sans le savoir en pensant aux frissons qu’on cherchait en courant vite dans les rues ou les forêts, tournant sans cesse, dans l’espoir de nous envoler peut-être, disparaître et laisser le soin aux autres de venir nous trouver si vraiment ça les chantait. J’aurais dû venir avec toi, ce jour-là. Accepter d’assumer ce « toi et moi contre le monde entier ».
J’aperçois une cavité : surmontée d’un talus, son entrée est partiellement cachée par un rocher. Je siffle, lance quelques cailloux. Le refuge ne semble pas habité. Je m’y engage. Au sol, un tapis de poils duveteux, une odeur de sommeil, d’amour et de jeux. J’allume ma lampe torche : c’était une tanière de loups ! Les petits y ont grandi, puis la louve l’a abandonnée, offrant aux prochaines le foyer qu’elle a construit. Je me surprends à la remercier silencieusement de m’accueillir pour la nuit. Je commence même à penser sans y penser, peut-être suis-je vraiment perdue.
Ce n’est pas un rêve. C’est un souvenir que je revis. J’ai dix-neuf ans. Le jour où notre lien s’achève. Là-bas, il y a mes parents. Le fond du jardin où nous allons avec contemplation écouter le silence de la nuit. Et Luc, qui nous a suivies. Son sourire, son regard, ses mains, sa force. Et, par terre, le tas d’écorces. Quand tu as vu ça, tu es partie. Et je ne t’en veux pas. Mais soudain, ça me revient. Quand j’ai enfin trouvé le courage d’aller voir mes parents pour tout leur dire, ils m’ont fait taire. « Tu sais, c’est aussi ça, grandir. » Je ne t’ai plus vue depuis.
Un premier rayon d’or paraît percer mon plafond. J’avais cru ma caverne faite de roches, mais non : ce sont des racines au-dessus de ma tête. Je cligne des yeux plusieurs fois. C’est étrange. La lumière semble irradier depuis l’intérieur. Je me redresse comme je peux et regarde au-dehors. Le soleil ne se montre pas encore. Je m’avance vers le fond de la grotte avec au cœur un sentiment qui me démange.
Le jour de notre séparation, quand tu es partie, je me suis perdue moi, aussi. J’ai tout enfoui, marché tout droit, jamais reculé, jamais renoncé. Je me suis enfuie. J’ai habité si longtemps une ville qui m’ennuie, une vie insipide ; sans toi, donc vide. Je t’ai presque oubliée. Mais, un jour, j’ai souri sans y penser, alors je me suis souvenu de toi. Et là, maintenant, dans cet instant qui deviendra bientôt un matin, mon cœur s’emballe, je n’ose y croire. Entre le sommeil et la veille, je scrute sans plus penser ce halo de lumière dorée. Il m’a fallu fuir, vivre six ans désincarnée, parcourir un endroit que je n’avais jamais vu avant, m’y perdre, pour en arriver là. Incroyable mais j’y crois, je te ressens à nouveau partout en moi. Je me rends à l’évidence : je t’ai retrouvée, après tant d’années d’errance. Ma joie.