Le bureau de Fabienne

Si le monde était queer… 26/11

Pour cet atelier, je me suis inspiré des questions que posent Juliette Arnaud aux invité-e-s de l’émission « La dernière » sur Radio Nova : pour préparer l’émission, elle leur demande de donner le titre de :
– « 1 livre qui t’est resté de l’enfance
– 1 livre qui t’a donné envie de devenir adulte
– 1 livre qui te fait rire »

Ce jour-là, je n’avais pas envie de rire, et j’avais envie d’écrire sur l’importance des lieux. Alors voilà ce que j’en ai fait :

Consigne 1 : fais une liste de : 1 lieu qui t’est resté de l’enfance, 1 lieu qui t’a donné envie de devenir adulte ou qui t’a fait devenir adulte, 1 lieu chargé de mémoire
  1. La forêt enchantée : faire la balade en remontant la rivière asséchée, ma première idée de roman
  2. Venise : les expos, me sentir considérée autant que les adultes, des vies rêvées, mes premiers poèmes, l’envie d’y vivre un jour
  3. Le bureau de Fabienne : un lieu où j’ai vu construit qui je suis, où j’ai déposé beaucoup de moi et que je ne reverrai plus, auquel je n’ai pas pu dire au revoir, que j’ai peur d’oublier

Consigne 2 : choisis un des lieux de ta liste et fais-le nous découvrir : attarde-toi sur la description, raconte ce qui s’y est passé, concentre-toi sur les émotions ressenties dans ce lieu et celles ressenties en écrivant dessus

Le bureau de Fabienne

J’y suis allée la première fois en avril 2019. Ça faisait longtemps que je cherchais un lieu pour me retrouver, sans le savoir. J’ai mis un an à me résoudre à y aller. C’est ironique parce que j’ai aussi mis 4 mois avant de me résoudre à aller voir Françoise pour en parler.

J’aimerais me souvenir de l’odeur. Je n’ai jamais su ce qu’elle me rappelait, jamais su l’identifier, jamais vraiment essayé, jamais su que j’aurais dû. Ça devait être de l’encens, ou un diffuseur d’huiles essentielles. Un truc avec du musc, je crois. Je m’y connais mal en odeurs, mais c’est ça que ça m’évoque. Un truc chaleureux, comme un foyer accueillant. Ça se mêlait à l’odeur du sol en paille tressée.

Pas dans l’ordre, il y a aussi le passage par la petite cour. En relevant la tête, j’avais un aperçu du bureau, à travers les rideaux blancs transparents. Elle ouvrait un peu entre chaque patient.

La salle d’attente. Les vieux livres, les magazines. Des trucs de salle d’attente. Le livre d’anciennes pubs. Le casse-tête que je n’aurais jamais résolu. Comment retrouver le même ? La faible lumière jaune. Pas de réseau. Attendre quinze minutes, son retard habituel, sans réseau. Là commençait l’introspection.

Le bureau éclairé de jaune aussi.

Le meuble bureau au fond à droite.

Le piano et la bibliothèque à gauche. Le petit réveil avec l’heure en bleu.

Son fauteuil à elle. Ou sa chaise ? Je ne sais même plus. Ses tenues élégantes.

Mon fauteuil à moi, les premiers temps.

Puis le divan, assez rapidement, contre le mur de droite.

Allongée : la tapisserie genre Aztèque ou Inca sur le mur à ma gauche. Le meuble avec les babioles étranges et le coq en bois. Les livres de psychanalyse.

Au bout d’un moment : le mur en face de moi, blanc, abimé, un dégât des eaux, les étagères penchent en avant.

Et vers la fin, peut-être les trois dernières séances, peut-être moins, je ne sais même plus vous voyez ? Le nouveau mur, elle l’avait repeint. Il était jaune, ocre, un peu doré. Apparemment, il devait être orange ou marron. Ça y est, je crois me rappeler : peut-être que sur le pot de peinture il était écrit que c’était la teinte « orange brûlée ». On avait ri parce qu’on n’était pas trop d’accord avec cet intitulé.

Son rire. Tellement particulier. Tellement tonitruant. Libre, sans contrôle, éclatant. Très communicatif. Son rire qui lui venait si souvent, si facilement, si justement, même quand on aurait pu croire que ce n’était pas le moment. Et pourtant. Son rire à mes blagues.

Sa voix. Son ton intéressé, de psy, allez-y, creusez. Son ton autoritaire, non, fautez-vous entendre et respecter, n’acceptez pas ça. Son ton doux, allez-y, pleurez. Sa main sur mon front, une autre dans la mienne.

Le goût des larmes.

Le goût de moi.

Les mots déposés qui résonnaient.

On s’arrête là-dessus pour aujourd’hui.

La dernière fois qu’on s’est arrêtées, je ne sais même plus sur quoi c’était.

Aujourd’hui, le vide, la détresse, la tristesse. Ce bureau, c’était plus que chez moi, c’était moi, c’était mon lieu à moi, rien qu’à moi. J’étais là pour personne d’autre que moi, pour une fois, la seule fois.

Bureau témoin de mon avancée. Mes progrès, ma métamorphose. La première fois que j’ai commencé à aller vraiment mieux, elle m’a dit que j’avais grandi. Physiquement. Je m’étais redressée. Pour quelqu’un qui fait 158,5 cm, ça change la vie.

J’ai le mal du pays. Je veux retourner dans le bureau magique, la bulle où rien d’autre n’existe, où tout se règle, où tout va aller, on va trouver, vous n’êtes pas seule. Vous pouvez déposer tout ce que vous voulez dans ce bureau.

J’ai mis toutes mes affaires, toute ma vie, dans un entrepôt pour me rendre compte que c’était en fait un conteneur, qui s’est fait embarquer sur un cargo nommé Cancer et qui a coulé en pleine mer.

Et aujourd’hui ? Pas la mer, mais l’Himalaya et ça fait un peu loin pour aller raconter sa vie à des cendres. Au moins il reste l’écriture. Mon stylo pour moi, mes mots, sa mémoire, tout ça à défendre.


Cet atelier a été très précieux pour moi. J’avais vraiment besoin de pouvoir écrire enfin sur cette perte atroce, ce deuil que j’ai du mal à faire. Dans le cadre bienveillant de cet atelier, j’ai pu trouver l’espace dont j’avais besoin pour écrire ce texte. Beaucoup de mes participant-e-s ce soir-là ont également pris cet espace pour écrire sur des lieux chargés de mémoire douloureuse, sur des traumas. Ça a vraiment donné un sens à la voie que j’ai choisi. En animant des ateliers d’écriture, je peux aussi créer des cadres où on peut ensemble se décharger de poids trop lourds à porter et laisser ce fardeau aux mots.
Merci aux personnes qui étaient présentes ce soir-là.

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