
D’après une idée venue d’un délire entre potes, on a fait un atelier d’écriture autour de l’idée de « fantômes nuls ». Et puis on s’est laissé-e-s porter pour leur donner un peu « vie » et les faire se rencontrer…. Je vous les fais découvrir avec plaisir !
Les fantômes qui ont été choisis dans ces textes :
- Celui du nez de Mlle X qui ressemble à la sorcière du Voyage de Chihiro. Il sniffe à chaque fois qu’on lit l’Apocalypse.
- Jean-Michel, ancien boulanger intolérant au gluten, fait toujours en sorte que votre tartine tombe du côté du beurre.
- Eugène avait peur des fantômes de son vivant : sa vie après la mort serait agitée de crises d’angoisse doucement ironiques.
- Un fantôme qui se sent seul, du coup il adopte des chats, des oiseaux, etc. dans l’appart qu’il hante.
- Un fantôme qui se couche tous les soirs à 19h et qui se lève tous les jours à 16h, entre les deux, il se regarde dans le miroir de l’entrée. Il n’a pas de reflet.
- Victor est le moins connu des fantômes car personne n’ouvre l’armoire où il se trouve.
Portraits et rencontres des fantômes de l’atelier
Emma
Mercredi 3 janvier 2020. Elles étaient terminales, mais le bac était encore loin. La spé anglais se tournait les pouces pendant leurs deux heures de trous. Les dix filles étaient bloquées dans une salle pour faire leurs devoirs. Une « étude » comme en 6e, sauf qu’elle n’était pas surveillée, pas comme en 6e. Franchement, elles soulevaient mollement les pages de leurs classeurs de philo. Violette leva les yeux vers une étagère peuplée de bibles, de Gaffiot et de Bailly. On leur avait demandé d’acheter la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible). Déjà, ça partait comme une bonne blague. La jeune fille se saisit donc de la TOB et l’ouvrit. Aïe.
Ce qui l’intéressait dans la vie, c’était Satan. Alors go pour l’Apocalypse. Elle commença à déclamer les versets d’une voix pseudo-grave. Quand, soudainement, elle sentit un reniflement au-dessus de son épaule. Un truc qui vous aspire l’âme. Le fantôme aux narines profondes était de retour.
****
– Vous avez entendu parler de l’Apocalypse ?
Silence.
– Parce que l’autre jour, une des élèves le lisait et elle n’y a rien compris ! Toute la classe riait alors que c’est sérieux ! Mon nez me démangeait !
Silence.
– Parce que ça va nous arriver ! Nous serons des spectateurs, nous refoulé du Paradis ! Mais, elles, elles lutteront contre le diable, son armée et Cerbère !
Silence.
– Parce que vous savez ce qui me désole avec cette génération ? … Je vais vous le dire ! Ils ne prennent rien au sérieux alors que la Bible, la TOB ! Quand même !
Silence.
– Parce que la parole de Dieu, je le sais, j’y ai consacré ma vie, elle est sacrée !
Silence.
Vous devez vous demander ce que pense le fantôme muet. Et bien, il se fait chier. Une sœur qui pourrait aspirer son âme par le nez déblatère depuis des heures. Il en a marre, il voudrait qu’elle la ferme et lui recoudre les narines.
Juliette
Jean-Michel n’avait pas eu une vie que l’on pourrait qualifier de difficile. Mais un détail rendait son existence désagréable : il était intolérant au gluten. Diagnostiqué par le médecin à l’âge de 40 ans, après une vie entière de maux de ventre inexpliqués, il avait dû faire une croix sur le pain, un comble pour un boulanger qui se targuait de réaliser les meilleures baguettes de la région. A sa mort il s’était juré que par vengeance il gâcherait toutes les dégustations de tartines beurrées des vivants ! Il hantait donc les foyers du XXe arrondissement. Son heure d’attaque : sept heures du matin au moment du petit-déjeuner.
Alors que Madeleine Financier étalait une généreuse couche de confiture sur son pain de campagne, il se plaça juste à côté de son visage, prêt à agir. La standardiste ne pouvait évidemment pas le voir, mais elle sentait comme un courant d’air froid lui chatouiller la joue, sans en comprendre l’origine. Au moment où elle allait croquer avec joie dans son morceau de pain dégoulinant, Jean-Michel donna un coup dans la tartine qui fit trois tours sur elle-même avant de s’écraser avec un grand splash sur le carrelage. La tartine était évidemment tombée du côté de la confiture. Madeleine poussa un juron. Sa journée était gâchée. L’éternité de Jean-Michel en revanche était égayée.
Jean-Michel avait décidé d’étendre ses horizons. L’éternité était après tout pleine de promesses et il avait encore d’autres âmes à tourmenter à l’heure du petit-déjeuner. Il prit donc la route, délaissant le XXe et Madeleine Financier, qui avait arrêté de manger le matin, pour se rendre à l’internat Sainte Ada. Cet établissement exclusivement féminin lui semblait une cible de choix. Prises dans les affres de la puberté et réprimées dans leur liberté par le sévère corps enseignant, il comptait bien asséner le coup de grâce aux pensionnaires en faisant valser leurs tristes tartines.
C’est donc avec un enthousiasme malveillant que Jean-Michel se rendit dans le réfectoire et se mit à flotter au-dessus de la longue table où mangeaient les élèves. Il commença à semer le chaos. Dès qu’une jeune fille faisait mine de croquer dans sa tartine il l’éjectait vers sa voisine d’une pichenette. Bientôt des morceaux de pains beurrés se mirent à voler dans tous les sens. Les élèves croyant chacune que leurs camarades les ciblaient exprès se mirent à répliquer en lançant elles aussi des tartines à travers le réfectoire. En quelques minutes la cantine était le théâtre d’une scène apocalyptique.
La directrice se mit à vociférer pour tenter de ramener l’ordre. Lorsque l’une de ses élèves lui dit qu’une force inconnue faisait bouger sa main, elle s’écria que tous ces wokistes avaient finalement bien amené la colère de Dieu à s’abattre sur la France, puisque ses élèves étaient visiblement possédées par un esprit malin. Jean-Michel riait en voyant le chaos qu’il avait provoqué lorsqu’un reniflement se fit soudain entendre près de soin oreille. Il se retourna et vit le fantôme d’une femme vêtue d’une robe à motifs tartans flotter à quelques centimètres de lui. Ses narines proéminentes humaient l’air et elle se délectait du chaos ambiant. Cette ancienne professeure de théologie adorait en effet l’évocation des textes saints et la mention de l’apocalypse et de la fin du monde la plongeait dans un état de contentement béat. Jean-Michel sut qu’il avait trouvé une partenaire de chaos pour l’éternité.
Les deux fantômes hantent toujours la cantine de l’internat Sainte Ada. Les élèves ont depuis longtemps pris l’habitude de se rabattre sur les céréales au petit-déjeuner, sauf le 31 octobre, lorsque le voile entre le monde des vivants et des morts se lève et qu’elles veulent faire peur à leur directrice le jour de cette fête païenne.
Tracasse
Eugène avait horreur des fantômes.
Dès tout petit, le surnaturel le terrorisait.
Il avait hérité de sa Mémé Jeannine-La-Bigleuse une méfiance quasi paranoïaque envers ce qui se cachait dans le noir.
Mémé était plus myope que le cul d’un poney dans un trou de taupe, c’est dire si l’étendue de ses frayeurs devenait exponentielle à la tombée de la nuit.
Eugène avait retenu quelques astuces imparables des enseignements de sa grand-mère, qui les tenait de sa grand-mère, dont l’arrière grand-tante, disait-on, voyait les esprits et prédisait la météo dans les fientes de poulet.
Il avait bien quelques doutes sur l’efficacité réelle de ces préceptes, mais Eugène appliquait ce dont il se souvenait avec une application aussi méthodique que dénuée de sens critique.
Les trucs imparables, c’était de faire brûler du sel, jeter la sauge par les fenêtres et ne jamais, au grand jamais se séparer du crucifix en plastique blanc fendillé qu’il avait hérité d’un certain Madé INCHINA.
Probablement un cousin du côté de son père, ils avaient toujours été un peu bizarres ces gens-là.
Eugène avait été prudent après la mort de son aïeule. Elle l’avait prévenu : s’il profitait de son absence pour laisser trainer la vaisselle dans l’évier, elle reviendrait le hanter pour sûr !
N’étant ni courageux, ni téméraire, Eugène s’était résolu à n’utiliser que de la vaisselle jetable une fois Mémé sortie de la maison les pieds devant.
Ironiquement, c’est cet excès de précautions vis à vis de l’au-delà qui l’y précipita.
En effet, l’abondant volume d’assiettes en carton, couverts en plastique et autres emballages éphémères remplissait la petite poubelle de la cuisine à vue d’œil, nécessitant de fréquentes expéditions du côté de la benne à ordures.
Les ripeurs passaient trois fois par semaine, chaque mardi, jeudi et samedi très tôt le matin, faisant gueuler les chiens sur toute la longueur de leur trajet d’escargot putride.
Problème : Eugène n’était guère organisé, et se trouvait souvent pris de cours, devant se précipiter pour déposer de justesse son offrande au camion à l’appétit insatiable.
Un matin d’hiver humide et brumeux, tout à son Nescafé, Eugène fut soudainement sorti des restes de son brouillard ensommeillé par le vrombissement familier du véhicule qui s’en venait doucement, laissant derrière lui une traînée d’haleine malodorante et repue.
« Crédieu ! », s’écria-t-il, il avait encore oublié de sortir le sac ventripotent sur le trottoir !
Ni une ni deux, Eugène chaussa ses claquettes en cuir patiné hors d’age, saisit au hasard une poignée de plastique crasseux de sa main moite d’angoisse, et entraîna l’ensemble dans un vacarme rocambolesque derrière lui vers le camion qui redémarrait, au rythme effréné des claquements de ses semelles rendues lisses par l’usure.
Son excès de zèle combiné à la présence fortuite d’une plaque de verglas pile au milieu du trajet lui valurent une fin de vie abrupte, format crêpe, sous les roues du véhicule qui, ironie malchanceuse, étaient en fait en train de reculer vers lui.
Depuis, chaque matin à 6h34, le fantôme d’Eugène cavalait à la recherche du camion poubelle, un sac poubelle translucide dans les bras.
Il errait et maugréait sans but, sursautant à la vue de son reflet blafard dans les flaques d’eau.
Soixante-deux ans qu’il était cané, et Eugène n’avait toujours pas compris que c’était lui, le fantôme.
(Rencontre des fantômes : Eugène VS “la dame aux chats”)
Eugène avait encore manqué le camion poubelle.
Il avait eu beau vociférer en agitant ses bras blêmes dans tous les sens, le véhicule insolent avait repris sa route, sans même un claquement de portière de politesse.
Cette journée mettait décidément ses pauvres nerfs à rude épreuve.
Ce matin déjà, rien que sur le court trajet entre sa maison et la route, il avait entraperçu des fantômes, il en était sûr.
C’était devenu si fréquent qu’il était presque soulagé que Mémé ne fut plus là pour voir ça. Elle en aurait fait un syncope, de tant de manifestations du Malin juste devant chez elle.
Les esprits étaient devenus retors, il avait remarqué : ils restaient toujours hors de vue, derrière lui mais Eugène avait l’œil. Il les guettait dans les flaques d’eau et cette nuit apparemment, il avait bien plu. Une constellation de miroirs d’eau sale lui avait permis de surveiller discrètement le reflet blanchâtre qui le suivait avec détermination.
Il était bizarre ce fantôme. Il ne disait rien, ne faisait pas bouger d’objets. Il se contenter de lui coller aux fesses, muet comme une tombe. Eugène ne s’en plaignait pas, bien au contraire : ces apparitions indirectes lui filaient déjà bien assez la frousse.
Le véhicule des éboueurs venait de disparaître derrière la courbure du virage qui menait à La-Butte-aux-Oies, le village d’à côté.
Eugène lâcha un long soupir de frustration, qui ne laissait pas de buée dans son sillage malgré le froid mordant. Encore raté. Ça avait dû changer de chef d’équipe à la mairie, les nouveaux n’avaient vraiment pas de respect pour les usagers. Il faudrait en toucher deux mots au vieux Jacquie. En sa qualité de beau-frère du Maire, il devrait pouvoir faire quelque chose. Ils chassaient le canard ensemble depuis qu’ils savaient tenir un fusil, ces deux -là. Ça faisait un moment qu’il ne les avait pas croisés d’ailleurs, étrange mais bon, un problème à la fois.
Dépité, Eugène lâcha son encombrant sac poubelle distraitement près des bennes. Ça attendra bien demain. Il ne remarqua pas l’absolu silence qui accompagna la chute de sa cargaison de déchets, ni que celle-ci tomba d’un même élan à travers le bitume mouillé sans même ralentir, puis disparut.
Ces temps-ci, Eugène était préoccupé. Il y avait du changement dans son quotidien. Plus que de coutume, des poubelles s’accumulaient sur son bout de trottoir, débordant des bennes.
Ce n’était pas de chez lui, ça il en était sûr : le surstock de déchets était pour le coup emballé dans des contenants aux motifs fleuris particulièrement hideux.
Cette vision lui rappelait les blouse qu’affectionnait tant feu sa Mémé, qui semblait résolument friande de tout textile suffisamment criard pour être repérable même par une nuit de brouillard.
Il n’était pas dupe, Eugène. Il soupçonnait fort la nouvelle voisine de générer la montagne d’immondices via les litières de son armada de chats.
C’était une vieille célibataire comme lui, mais c’était bizarre pour une femme. Mémé Jeannine n’avait pas son pareil pour toiser ce genre de créature avec véhémence, du haut de tout son mètre quarante-deux de misogynie intériorisée.
Eugène se méfiait de ces bestioles griffues. C’était pas naturel, ces machins – là : ça voyait dans le noir et fallait les tuer neuf fois pour s’en débarrasser.
Avec les spécimens en présence, c’était encore pire. Eugène avait bien tenté de “nettoyer le voisinage”, mais les bêtes maudites semblaient lui passer à travers les doigts, quoi qu’il fasse.
Il avait pourtant brûlé pas moins de huit kilos de sel fin depuis la Noël pour conjurer les démons pisseurs, sans succès.
Comme par un fait exprès, le sac suspect le plus proche, d’un affreux rose fluo aux motifs de marguerites bleu électrique à vous décoller la rétine au soleil de midi, roula mollement depuis le haut de la pile et vint s’éventrer juste devant lui, répandant une généreuse dose de déjections mêlées de sable tout contre ses claquettes. Bien qu’il ne sentit pas le contact, il en devinait le froid collant et l’odeur révoltante.
Cette fois, c’en était trop.
Le monde lui avait manqué de respect une fois de trop.
D’abord les éboueurs, et maintenant la folle à chats. Il allait prendre le taureau du bon pied, et advienne que chiera.
D’un pas décidé, Eugène s’en venait dans l’allée mal entretenue qui menait à la maison de la voisine impudente, son allure lourde étonnamment silencieuse malgré l’épaisse couche de gravillons au sol.
Il s’apprêtait vaillamment à toquer pas trop fort à la porte, quand celle-ci s’ouvrit, l’arrêtant net dans son geste.
Il n’eut même pas le loisir de commencer sa tirade sur le respect dû au mobilier à déchets urbains qu’une floppée de félins frémissant se faufila, semblant filer à travers ses jambes d’un air finaud.
Eugène releva la tête et sa colère mourrut dans sa gorge en un chuintement spectral : la vieille déglinguée se tenait devant lui, tout en chaussons de laine et robe de chambre en flanelle.
Toute trace de courage déserta définitivement le visage grisâtre d’Eugène. La femme lui avait toujours fait l’effet d’une sorcière, avec ses yeux trop vifs, ses cheveux laissés libres et ses pantalons pleins de poches. Des pantalons d’homme à tous les coups. Si ça c’était pas de l’indécence.
La vieille ne disait rien, et Eugène n’osait pas lever les yeux jusqu’au regard acéré qu’il devinait pétiller derrière les lunettes juchées au bout du nez de sa voisine.
Un instant d’éternité s’écoula avant que la femme, toujours sans mot dire, ne se mette à bouger.
Seul son bras droit, étrangement orné d’une bague à chaque doigt, se mouvait.
Eugène vit que l’index était tendu vers quelque chose. Il suivit la direction de la tête, et son visage diaphane s’illumina. Car ce que le doigt pointait valait le coup qu’on s’y arrête : sur le guéridon patiné dans le coin de l’entrée, douillettement installé sur un napperon en dentelle à triple bouclette, trônait fièrement un canard pelucheux vert et blanc, son bec jaune tranchant sur l’intérieur sombre à la faveur d’un rai d’éclairage du lampadaire de la rue.
Ça aurait été un bel euphémisme que de dire qu’Eugène s’intéressait aux canards. Ils étaient toute sa vie, tout son monde, depuis que Pépé Jojo lui avaient enseigné à les tirer à la carabine, à un âge où il était tout juste assez grand pour manipuler une arme.
Toutes velléités de félinicides avaient quitté Eugène. Il était immobile, son corps immatériel figé, à demi penché vers le palmipède en crochet aux yeux de verre d’un bleu vif, une expression d’extase fanatique sur le visage.
La femme eut un sourire macabre. Généralement, cette petite astuce lui valait la paix pendant 2 à 3 mois, le temps que son voisin d’outre-tombe sorte de sa contemplation béate.
Sacré Eugène. Il n’avait pas l’air de comprendre qu’il était mort, comme elle. Elle s’en souvenait bien, de sa mort à lui. Elle était toute minote à l’époque. C’est son père qui lui avait raconté, en histoire du soir. Juchée sur ses genoux, au coin de la cheminée, dans le vieux fauteuil défoncé, elle avait écouté encore et encore, avec avidité, le récit détaillé du moment où son paternel avait passé la marche arrière du camion-benne, et fait reculer l’engin avec précision, pile dans l’axe de la trajectoire d’Eugène qui accourait sa poubelle dans les bras, comme à son habitude.
Il avait vraiment une dégaine immanquable, Eugène, débraillé comme il était.
C’est avec un grand sourire nostalgique et un brin attendri, que le papa de celle qui deviendrait la folle à chat lui avait raconté comment, ce matin là, il ne l’avait effectivement pas manqué.
Lou
Je suis mort là, je suis bloqué là. Dans cet appart grand et froid. Je hante un endroit vide. Les anciennes locataires, celles qui étaient là au début, étaient tout le temps là, avec moi. Mais maintenant c’est un gars, cadre « dynamique », enfin surtout obsédé par son boulot de connard, qui se sert de son appart uniquement comme dortoir. Je me fais chier, pour le dire clairement.
Alors j’ouvre les fenêtres, je prends de la viande et du lait au frigo, du pain sur le comptoir et j’attends la visite des chats et des oiseaux. Ils passent et vivent ici, restent des jours, des semaines, des mois. J’ai plein d’amis.
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– Mec, t’as un chat ?
– Quoi ?
– Y a un chat qui dort sur ton canapé, là !
– Ah ouais.
– Bah, c’est le tien ?
– Non, je crois pas.
– Mais… c’est la première fois que tu le vois ?
– Aucune idée.
– Putain, t’es à ce point largué, quoi…
C’est la première fois qu’il invite quelqu’un. Le chat vit ici depuis un an. C’est très probablement la première fois qu’il le voit. En fait, même mort, je vis plus ici que lui.
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Et puis ça a commencé à bouger un peu. Y avait le chat, moi et Georges jamais là. Et puis, ce matin, un nouveau.
Je regarde Georges manger sans passion sa tartine triste, les yeux rivés sur ses mails écrits en jargon de start-upper. Je le méprise mais il me fait pitié, aussi. Et d’un coup, nonchalant et l’œil brillant de malice mauvaise, apparaît un autre fantôme. Il me fait un clin d’œil, attend que Georges ait porté tout près de sa bouche sa tartine triste et d’un petit coup vif et habile, fait voler le rectangle pathétique qui s’écrase faiblement sur le sol froid, du côté du beurre de mauvaise qualité. Choqué, je regarde Georges croquer le vide, constater la tartine tombée et s’en refaire une, d’une main, distrait.
Le fantôme s’indigne :
– Mais ! Normalement ça gâche leur journée !
– Il remarque rien, c’est pas toi, c’est tout le temps comme ça. J’ai adopté le chat y a un an et il l’a appris y a trois mois. Et il le voit quand même toujours pas.
– Tu veux de l’aide ? Je peux venir tous les matins jeter ses tartines, jusqu’à ce qu’il le remarque. Peut-être que ça changera les choses pour toi ?
– Bah tu sais quoi ? Pourquoi pas. Ça se tente.
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Ça fait une semaine que Jean-Michel vient tous les matins et… rien, aucune réaction. Nouvelle tartine, nettoyage et Georges quitte la maison.
Jean-Michel est aigri, oui, mais il me tient compagnie. Et cet après-midi, encore un nouveau. Entré là par hasard, il a crié en passant devant le seul miroir puis en nous voyant assis, Jean-Michel, le chat et moi, sur le canapé inconfortable mais cher de Georges, acheté sans entrain avec son argent de connard.
Amandine
Quand je vais me coucher, il y a un creux sur mon oreiller. Mardi dernier, j’ai observé ce creux : on aurait dit que quelqu’un s’était enroulé, rétréci, ravalé, et s’y était couché. Quand j’y mets ma tête, c’est froid, ça sent le froid, et je n’aime pas ça. C’est comme ça tout le temps jusqu’à 16h. Peu importe où est mon oreiller, c’est la même chose. Il y a quelqu’un assis dessus – je crois. Je ne sais pas si c’est moi, en fait, quand je rêve ou que je ne me souviens pas où je suis.
Mais ce qui m’inquiète, c’est que parfois j’ai du mal à sortir de chez moi. Spécifiquement entre 16h et 19h. Je suis obligée de raser les murs parce qu’il y a quelque chose planté devant mon miroir. Et je n’arrive pas à décrocher ce miroir. Il s’accroche au mur. Je crois, ou je pense, parfois, qu’il y a quelqu’un qui se regarde un peu trop dans mon miroir alors que moi, je ne m’y regarde pas.
****
J’ai décidé que tous les mardis je regarderai le creux sur mon oreiller, entre 19h et 16h, et je regarderai mon entrée, entre 16h et 19h, jusqu’à savoir ce qui s’appuie là. Alors c’est ce que je fais tous les mardis. Le problème, c’est que j’ai constaté autre chose. Quand je m’accroupis, comme un fauve qui chasse (les pupilles dilatées et de l’électricité dans les pattes), parce que je veux voir le relief de mon oreiller, enfoncé comme un horizon qui déglutit, je vois l’appartement vide du mec en face dans le prolongement.
Et depuis mardi dernier, parfois, le creux de mon oreiller a l’air de rouler de gauche à droite. Et quand je lève les yeux, je vois le chat du voisin qui court de gauche à droite après quelque chose. Quelque chose, c’est-à-dire quelqu’un (j’en suis sûre et je ne veux pas le prouver) qui joue avec le chat. Et je me demande si la personne assise sur mon oreiller n’en est pas amoureuse.
Ce sont des absences qui se rencontrent, ou je ne sais pas.
Amoureuse parce que je la vois qui roule sur l’oreiller, et je vois mes rideaux qui se soulèvent sous l’effet d’un vent léger, celui qu’on fait lorsqu’on agite la main. Enfin, moi je ne sais pas, je n’agite jamais la main. Mais l’autre si, souvent.
Alors soit elle est amoureuse et tente d’attirer l’attention de celle qui joue avec le chat, soit elle a décidé de faire de mes fenêtres son nouveau miroir.
Est-ce que j’assiste à une absence qui rencontre une absence ? Bon, et puis j’entends un peu au fond de mes oreilles quelqu’un qui dit » Regarde-moi ». Ou bien c’est moi qui dit « Regarde-toi ». En tout cas, j’adore ce chat.
Variations d’un même fantôme
Claire
Ça fait longtemps, trop longtemps que Victoire attend. Elle n’est pas encore sortie de ce foutu placard.
Quand elle était ado, Victoire écoutait en boucle « I kissed a girl » de Katy Perry. C’était étrangement la première chanson qui l’avait marquée.
Elle faisait du dessin d’animation sur un logiciel mal programmé. Une sorte de YouTube de l’animation avec un forum, des commentaires etc. Elle avait réalisé une séquence, un peu comme un générique de début d’une série, avec des ombres chinoises de deux filles. Quand elle a montré cette séquence à sa meilleure amie Juliette, elle lui avait répondu avec dégoût « Ah mais les deux filles s’embrassent berk ! ». Victoire n’avait même pas réfléchi à ça. L’idée ne lui avait même pas traversé l’esprit. Mais c’était bien vrai, on pourrait croire que ces ombres chinoises s’embrassaient dans leur danse poétique.
Victoire à 26 ans était toujours au placard. Elle y avait trouvé refuge, il y a plus de 10 ans après son premier baiser avec une fille. Quand elle y pensait sa première fois ne fut pas avec un garçon, mais bien une fille. Elle avait occulté cet épisode de sa vie. Cela depuis 10 ans.
Un soir, Victoire se réveilla soudainement après un rêve érotique avec cette certitude : elle aimait aussi les filles.
« Merde ». Ce fut sa première pensée.
« Merde. Je vais en souffrir ». Aimer les filles aussi était selon elle, sa malédiction.
Alors elle restait enfermée dans ce placard. Celui de sa chambre d’étudiante avenue Jean Jaurès. Elle ne parlerait pas de son placard. À personne. Et encore moins à elle-même.
Mais un beau jour, Victoire prit son courage à deux mains.
« Aller, envoie-lui juste un texto. Juste un « tu fais quoi mercredi soir ? » ».
Ses mains moites avaient enfin écrit le message.
Et le moment d’après, elle l’effaça.
Victoire retourna dans son placard. Pour combien de temps ?
Personne ne le sait encore.
Clémence
Je suis Victor, le fantôme du placard que l’on n’ouvre jamais. Je suis là, à errer dans cette vieille armoire quasi vide. Seul face à mes pensées, je remets ma vie de vivant et prends tristement conscience que tout au long de celle-ci, je suis resté enfermé dans ce placard de la honte qui m’interdisais d’être moi-même. Alors aujourd’hui, je prends une grande décision : je vais sortir de ma prison. J’entrouvre la porte et sors doucement. La lumière du jour m’aveugle et il me faut un instant pour que je m’habitue à ce rayonnement frappant.
Lorsque mes yeux se sont habitués, je distingue une ombre humaine devant moi. Je tente de l’effrayer, lorsque la honte de ne pas y arriver me fige dans mon élan. Je fais demi-tour et me promets de ne plus jamais tenter de sortir de ce placard qui m’oppresse mais me protège.
Rosalie
Un certain ViKtor était mort dans cette salle de bain. Un placard, une armoire, une baignoire. Je prenais mon bain, quand soudain un bruit sourd venant du placard m’interpela. J’étais dans le bain depuis déjà une heure, l’eau était encore si chaude. D’un coup, le placard se mit à trembler, trembler, trembler… j’ai presque cru qu’il allait tomber. C’est dingue, même après une heure, il y avait encore plein de mousse dans mon bain ; avec, je m’étais fait une barbe, une moustache, un chapeau… Posée sur le rebord de ma baignoire, une petite bougie parfumait la pièce. De l’autre côté, une petite radio faisait passer mes morceaux préférés.
Bam ! Ça tambourinait à m’intérieur du placard, il tremblait, bougeait de tous les côtés. Mon bain était froid à présent. Je m’enroulai dans ma serviette et filai dans ma chambre.
Clémence
Je suis Victor, l’homme du placard. À l’autre bout de l’étage, dans la salle de bain lugubre du locataire, vit Victor, mon alter-ego. Il est celui qui tente, il est celui qui échoue lamentablement, mais fait la morte oreille face à l’indifférence de ceux qu’il tente d’effrayer. Il est sûr de lui, tandis que moi je me terre dans la honte par peur d’être jugé. J’aurais aimé savoir quel était son secret pour ne pas avoir peur d’être ce qu’il est. Alors, un soir, dans une sombre nuit d’octobre, je m’aventurai dans le couloir à petits pas de souris et pénétrai dans la salle de bain. J’ouvris le placard sans toquer, la peur de faire demi-tour m’ayant effrayé. Et je le vis, le grand Victor, à lui-même reflet identique de celui que je fais tout pour camoufler. Je l’observai un instant et dit d’une voix hésitante :
« Mon cher Victor, délivre-moi ton secret. À travers quelle force arrives-tu à te montrer ? »
Mon semblable me prit par les mains, geste de présence et de soutien, et me dit d’un ton posé :
« Vois-tu cette petite voix qui t’a mené à moi, celle qui n’a pas toqué et est entrée sans hésiter, cette voix-là, si tu décides de pour toujours l’écouter, nous ne ferons plus qu’un Victor, le vrai, pas celui que tu te tues littéralement à cacher. »
Rosalie
Je m’appelle Viktor. Il s’appelle Viktor. On s’appelle… Viktor. Le souci, c’est qu’on n’a pas d’amis, que vraiment on s’ennuie et qu’on ne s’est jamais rencontrés. On a chacun notre côté de la chambre parentale. Je vis, enfin je suis, enfin je… dans le dernier tiroir de la commode, celui qui est juste là pour décorer. Je m’ennuie et dans mon esprit c’est le cafouillis.
En face de moi, dans la grande armoire tout abimée de la chambre parentale, elle non plus jamais utilisée, il y a Viktor, l’autre Viktor. Il est pas très malin et a récemment été mis en vente sur leboncoin. Dans la commode, il y a un tout petit trou : il est juste assez large pour que je voie l’armoire en face. Je regarde. À défaut de me montrer, j’ai décidé d’observer.
Le matin, les adultes sont réveillés par l’armoire qui se met à hurler. Ils se regardent, étonnés, mais aussitôt se rendorment. Quelques secondes après, l’armoire se met à trembler, trembler, trembler… Le réveil sonne, la lumière éclaire peu à peu les objets dans la chambre. L’armoire gronde, manque de tomber. Les deux personnes se lavent, ils quittent la chambre.
Après ça, un silence, puis un long, très long soupir. Il doit être désespéré de ne jamais être regardé. Moi, je sais comment sortir, mais je n’ose pas. Je pourrais le rencontrer, mais je ne le ferai pas. Moi je n’ose pas, lui n’est pas très malin.